PrologueLa taverne était enfumée par le feu d’une cheminée mal entretenue et pratiquement bouchée par la suie, ainsi que par les pipes bourrées d’herbe à fumer de provenances diverses. Dans ces parages, les habitants privilégiaient une espèce locale qu’on trouvait non loin des marécages. Mélangées aux odeurs de cuisine, à celle de la bière versée copieusement, ainsi qu’à celle de la sueur des trop nombreuses personnes présentes, il se dégageait des fumées une fragrance subtile qui donnait vaguement la nausée.
Le brouhaha général n’aidait pas à rendre l’ambiance agréable. Les éclats de rires gras, les vociférations grandiloquentes des joueurs de cartes ayant surpris une main trop chanceuse pour être honnête, les conversations hurlées pour simplement être entendues, conjuguées aux bruits de la vaisselle de bois et des marmites de cuivre couvraient presque totalement la musique d’un groupe de ménestrels bien trop doués dans leur art pour pareil bouge.
Au-dehors, il tombait une sorte de neige fondue trahissant l’arrivée de l’automne et rendant l’air désagréable à respirer car trop chargé de cette humidité froide et envahissante. Beaucoup de voyageurs avaient préféré faire halte ici. « Le Manoir de Rholt ».
Cela fit sourire Arcadius.
Ce lieu avait sans doute été un manoir dans le temps. Un manoir fortifié, assez grand pour abriter une garnison d’une quarantaine d’homme. Juste ce qu’il fallait pour que les pécores locaux se sentent en sécurité s’il fallait venir s’abriter d’un quelconque danger extérieur, et pas assez important pour constituer un quelconque intérêt pour un envahisseur déterminé. Il n’y avait pas grand-chose à piller ici ; les habitants les plus fortunés de la région n’avaient pas de quoi faire envie aux simples bourgeois de la Corne Dorée.
La situation avait radicalement changée lorsque les Abysses s’étaient déchainés, ouverts en grand, libérant des vagues apparemment sans fin de monstres hideux aux insatiables appétits sadiques. Quelle guerre cela avait été… Le manoir avait servi d’avant-poste à plusieurs reprises pour les armées en marche, et rapidement les attaques avaient commencé. Des gobelins en route pour Galahir, pour la plupart, mais aussi des orcs, et plus rarement, des rejetons des Abysses. Le mur extérieur avait été ravagé, la toiture disparue en flammes, et les écuries… Personne n’aurait pu se douter qu’il y avait jamais eu des écuries ici.
Abandonné par son propriétaire, le lieu avait été récupéré et réparé à la hâte par un opportuniste du nom de Rholt qui en avait fait une taverne. L’idée n’était pas idiote. Les lieux restaient dangereux, et les voyageurs se sentaient plus en sécurités entourés de leurs semblables ; ou de ceux leur étant profondément dissemblables mais ayant le mérite d’avoir été leurs alliés. C’était un lieu de passage important. Loin au-dessus du lac surplombant le Mont Kolosu, à quelques kilomètres à l’Est de la forêt de Galahir juste à l’embouchure du fleuve menant à la Mer Naissante… Un lieu de passage obligé ; « un coin idéal pour les emmerdes », comme l’aurait dit son instructeur, bien des années auparavant.
Il trempa à nouveau les lèvres dans sa chope et grimaça. Trop amère. Dieux de Lumière tout puissants, que la bière elfique lui manquait ! Il se retint de recracher dans son verre comme il avait eu envie de le faire à chaque gorgée, sachant pertinemment que là où il se rendait, il aurait de la chance s’il trouvait une flaque d’eau croupie. Pour la millième fois il jeta un œil à l’assemblée et jura. Son armure légère, pratique pour voyager et rester discret, lui donnait l’impression de ne porter que de simples vêtements citadins. Il ne se sentait pas à son aise, et ses efforts pour tenter d’afficher une posture détendue n’y changeaient rien. Énervé par sa propre incapacité à ne pas se faire remarquer, il jura dans sa barbe et arracha sans finesse un morceau de chair à la patte du poulet trop cuit qui restait dans le morceau d’écorce qu’on tentait de faire passer pour une assiette. Il salit sa barbe et s’essuya dans sa manche.
Il entendit soudain un cri plus important que ceux faisant normalement partie du vacarme habituel du lieu. Cette fois-ci c’était un hurlement dans lequel perçait une réelle agressivité ; un réel ton de menace. Il se força à rester assis et ne tourna que légèrement la tête. Les musiciens s’étaient arrêtés de jouer, ce qui contribuait à rendre l’ambiance générale soudainement plus tendue, jusqu’à ce que toutes les conversations alentours cessent. Un glaive avait été tiré du fourreau. Un glaive d’ogre, faisant aisément la taille d’un homme. Il lui était opposé un trident de curieuse facture, tenu d’une main ferme et assurée par un mâle du peuple naïade. La lutte semblait particulièrement inégale, mais il aurait fallu être particulièrement idiot pour s’arrêter au seul rapport de force. Même lorsqu’ils n’étaient pas dans leur élément, les naïades étaient rapides et agiles ; des qualités qui pouvaient l’emporter sur la force si l’on n’y prenait pas garde.
Le maître des lieux s’approchait en essayant d’avoir l’air sûr de lui, mais la présence de l’ogre l’intimidait, d’autant que si ce dernier était le seul à avoir tiré l’épée, d’autres de sa race étaient présents et observaient la scène.
- Je… Je ne tolèrerai pas le moindre incident chez moi ! tenta de dire le tavernier avec une colère qui n’aurait pas convaincu un enfant. Rangez moi ça tout de suite ou…
L’imbécile, se dit Arcadius en saisissant l’arrête de son nez entre son pouce et son index.
Putain d’imbécile…- Il m’a insulté, répondit l’ogre d’une voix grondante qui semblait provenir des entrailles de la terre tant elle était grave. Il s’excuse platement, maintenant, et j’oublie. Il persiste, et bien il y aura du poisson pour dîner.
Le naïade ne répliqua pas, tenant toujours son arme dans une pose martiale étrange mais trahissant un très haut niveau de maîtrise.
- Si vous voulez régler ça, faites-le dehors ! tenta de négocier l’aubergiste avec une voix qui prenait des accents suppliants. Les autres clients ne sont pour rien dans vos affaires.
- J’vais pas me tremper la couenne pour te faire plaisir, l’homme, grogna l’ogre. Et pas question d’aller sous la pluie : ça lui ferait plaisir à lui… dit-il en accompagnant d’un coup de menton sa phrase qui se voulait provocatrice.
La situation semblait bloquée, figée dans le temps, et personne ne semblait vouloir trouver de solution à cette situation. Pire : tout le monde semblait attendre que le combat commence. Du coin de l’œil, Arcadius vit des pièces passer de mains en mains. On prenait déjà discrètement des paris.
- Je n’ai plus de patience pour toi, finit par dire l’ogre, je vais te renvoyer dans ta…
- Tu es un Durpoing, pas vrai ?
Tout le monde s’était tourné en direction de cette nouvelle voix. Tout le monde sauf les deux protagonistes qui n’avaient cessé de s’épier en quête d’un signe trahissant le début d’une attaque de la part de l’autre.
Sans cesser de fixer le naïade, l’ogre répondit.
- Ouais, l’homme. Tu nous connais. C’est bien.
- Une excellente compagnie, en effet. Vous avez combattu avec mon régiment aux premiers jours de la guerre des Abysses. Votre chef était Gargamarok.
- Ouais, répondit l’ogre, sans rien faire pour commenter, c’était lui.
- Gargamarok… répéta Arcadius d’un ton songeur. Il est mort à la passe de Retrimak. Je suis navré qu’il n’ait pas pu rentrer pour conter son histoire à ses héritiers.
- Qu’est-ce que tu me veux l’humain ? finit par dire l’ogre sur un ton énervé. Si c’est pour évoquer la campagne tu attendras qu…
- Tu dis qu’il t’a insulté. Il a dit quoi ?
- Qu’est-ce que ça peut te foutre ?
- J’étais en train de boire. Si ma boisson est troublée par sa faute je mérite de savoir pourquoi. Les pochtrons aussi ont leur fierté.
Arcadius parvint à faire rire une dizaine de personnes avec cette dernière phrase, et l’ogre s’autorisa un sourire très légèrement plus détendu, mais toujours en regardant fixement son adversaire qui demeurait muet.
- D’accord, pochtron. Il a dit que j’étais un lourdaud pitoyable aussi gracieux que les mammouths qu’on monte chez moi. Avec l’odeur en prime.
Personne dans l’assistance ne s’autorisa un rire à part les autres ogres de l’assemblée. Les humains locaux n’étaient pas fous.
- Vraiment ? Dis-moi, centurion, tu as dit cela à ce guerrier ?
Le centurion naïade jeta un très bref coup d’œil à Arcadius avant de replonger son regard dans celui du mercenaire Durpoing. Il avait été surpris qu’un humain ait pu reconnaitre son grade. Habituellement, les autres peuples connaissaient extrêmement mal l'organisation militaire de son royaume.
- C’est vrai, dit-il finalement d’une voix au timbre étrange mais pas désagréable. Il m’a bousculé et a renversé la moitié de ma table. Lourdaud est un euphémisme.
- Tu vas voir ce que…
- Allons, messieurs ! tempêta Arcadius d’un air un peu trop théâtral pour être honnête. Il est évident que… quel est ton nom, Durpoing ?
- Argnok.
- Il est évident qu’Argnok a trop bu, sa maladresse ne justifiait pas…
- MALADRESSE ?! hurla l’ogre en faisant reculer toute l’assemblée d’un pas. Je m’en vais te…
Il avait saisi Arcadius par le bord de son armure de cuir, le soulevant assez haut pour qu’il frôle le lustre de bois laqué orné de chandelles dégoulinantes.
- Quoi ? dit ce dernier sans se démonter. Il n’y a pas d’offense ; c’est normal quand on a trop bu.
- Je tiens parfaitement l’alcool, rat d’égout ! C’est l’autre avorton qui met ses godets trop près du bord !
- Pour ça, je ne vois qu’une seule façon de trancher, dit Arcadius en regardant l’ogre dans les yeux avec un air de conspirateur. Un air qui disait « je sais quelque chose que tu ne sais pas ».
- Et tu vas nous le dire, dit Argnok en baissant juste assez son poing pour que le visage d’Arcadius arrive devant le sien.
- Ouais, dit l’homme avec un sourire entendu. Un concours de boisson. Si tu perds, c’est qu’il avait raison. S’il perd, il te devra des excuses. Et le perdant paye sa tournée ! termina Arcadius en criant, s’attirant ainsi l’approbation de toute l’assemblée réjouie.
L’ogre sembla réfléchir, puis il posa Arcadius au sol avec une douceur certaine, considérant qu’il aurait pu le faire tomber de deux fois sa taille.
- Ça te convient, la poiscaille ?
Toujours figé dans sa pose de combat, le guerrier des Royaumes du Trident mit du temps à répondre, avant de lentement se redresser pour poser le talon de son trident sur le sol.
- C’est acceptable, finit-il par dire de mauvaise grâce.
L’assemblée ne se sentit plus de joie. Elle allait avoir son duel et une tournée en prime. Ceux qui avaient pris les paris en toute discrétion le faisaient à présent ouvertement. Il était manifeste que l’ogre avait déjà beaucoup bu, mais il était donné gagnant par une large majorité.
De son côté, Arcadius avait regagné sa petite table. Sa bière avait disparue ; un moindre mal vu son goût.
***
Une heure plus tard, l’ogre roulait sous la table et le centurion naïade titubant s’attirait l’ire de nombre de parieurs. Son organisme étrange ne filtrait manifestement pas l’alcool de la même façon que chez les humanoïdes purement terrestres.
Le tavernier s’avança vers Arcadius qui sirotait un cidre qui était plus à son goût.
Il se planta devant lui, sans trop savoir quoi dire.
- Je… Merci, mon gars. Si ces deux-là s’étaient battus… J’aurais plus eu de mobilier du tout à ct’étage.
- Pas de quoi.
- Comment qu’tu as fait pour…
- Je sais bien comment les ogres fonctionnent. J’en ai connu beaucoup.
- Un guerrier, hein ? Tu as servi où ?
Arcadius regarda le tavernier, en souriant simplement. C’était un petit sourire, sans faux-semblants, et il était incroyablement clair : horrible et menaçant ; un sourire qui hurlait « pas de questions ».
Le tavernier blêmit, bien plus que lorsqu’il avait été face à l’ogre.
- Je… C’était juste pour te dire que tu payais pas pour ce soir, et la chambre non-plus. Tu m’as rendu service alors… voilà.
- Trop aimable, dit Arcadius en arborant un sourire soudainement bien plus chaleureux.
- Je vais y retourner, dit précipitamment le tavernier.
- Fais-donc ça, répondit le Basiléen.
***
Il regarda quelques secondes le tavernier, gras et peu chevelu, s’en retourner vers son comptoir où il commença à crier des ordres à sa cuisinière. Ce n’était très probablement pas un espion. Probablement. Ni même quelqu’un qui aurait été payé par un espion. Trop lâche et trop bête ; ou bien le meilleur acteur du continent.
Arcadius serra la poignée de l’épée qui pendait à sa ceinture, caressant la garde en forme d’ailes angéliques comme il l’aurait fait d’une relique sacrée.
Une fois son verre achevé, il monta dans sa chambre misérable. Un grenier séparé d’autres pièces par un mur de planches épaisses comme un pouce de gobelin. Dans celle à sa droite, un ivrogne ronflait. Dans celle de gauche, un client copulait sauvagement avec une des serveuses ; ils poussaient des cris animaux qui confinaient au grotesque.
Une main sur sa dague, Arcadius chercha difficilement le sommeil.
Il avait eu énormément de chance que l’ogre ne l’ai pas regardé de trop près, focalisé sur son opposant. Énormément de chance, oui... qu’il ne l’ai pas reconnu.
C’était lui, après tout, qui avait tué Gargamarok, à l’époque où il était encore paladin. Avant d’être un déchu.
Voila ! Merci à vous si vous êtes arrivé jusqu'ici ! Je sais que ce récit ne casse pas forcément des briques, mais il s'inscrit dans la volonté de raconter une histoire longue, il fait figure d'introduction. En cinq mots : ce n'est qu'un prologue ! Je tiens à vous assurer qu'il y aura des scènes bien plus riches en action et moins en dialogue et que le personnage principal va bien entendu être beaucoup plus développé par la suite ; là le but est avant tout de poser une ambiance, et j'espère que ce début vous donne envie d'avoir la suite. N'hésitez pas à commenter et laisser vos avis, c'est avant tout cela qui me motive, que ce soit pour dire du bien ou du mal, tout est bon pour progresser ! Merci encore et à très vite sur le forum !
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