Elle n'avait mis que quelques minutes à se détacher, malgré le fait que la "cible" connaissait relativement bien son affaire.
Bien évidemment, elle avait préparé plusieurs voies de sortie. Un peu partout aux alentours du village il y avait des caches avec des armes, de l'argent, de quoi voyager quelques jours...
Cela ne serait jamais suffisant.
Ses mouvements étaient précis en toute chose. Même le plus anodin de ses gestes était si parfaitement maîtrisé qu'il en était gracieux ; ce n'était même pas volontaire, preuve de l'efficacité de son entrainement. Pourtant, c'était bien sous l'effet d'un état frôlant la panique qu'elle se mouvait, cherchant à rassembler le plus vite possible les traces de son passage ici. Elle n'oublia rien, méticuleuse à l'extrême, et en quelques minutes à peine, ce fut comme si la chambre n'avait jamais été visitée par quiconque. Ni la cible, ni elle. Par les Lumineux, ho non, surtout pas par elle...
Lorsqu'elle ouvrit la porte de la chambre, le coup de poing qui la cueillit dans l'estomac fut assez puissant pour la projeter contre le mur d'en face.
Le souffle coupé, elle ne put émettre d'autre son qu'un "ough" étouffé, qui fut de toute façon couvert par le bruit du fracas de son dos percutant violemment la cloison de planches.
Elle tomba sans rien maîtriser de sa chute, et ne parvint qu'à se mettre à genoux, deux nouvelles lames brandies dans une posture de défense mal assurée.
- Range ça, lui dit une voix autoritaire familière.
Elle obéit sans même réfléchir ; la force de l'habitude.
- Tzelia... dit l'elfe de glace en prenant une intonation théâtralement réprobatrice. Il faut vraiment,
vraiment qu'on parle...
***
Mace sautillait derrière la monture d'Arcadius, poussant des grognements indignés à mesure qu'ils progressaient sous la tempête de neige. Le vent ne parvenait pas à couvrir le bruit éminemment désagréable de ses "Mrrrooow !" presque agressifs. Le vent secouait le pelage du félin et amenait avec lui de la neige verglacée presque coupante qui collait à sa fourrure aussi sûrement que de la résine de pin.
Ce fut lors de son quatrième feulement en moitié moins de minutes qu'Arcadius cria, manifestement excédé.
- Je ne t'ai pas demandé de me suivre, par Fotia ! Si tu n'es pas content retourne donc au chaud dans la bibliothèque de ton maître !
Un "Mrooooon..." si bas et grave qu'il aurait été facile de le prendre pour le son d'une avalanche lointaine fut la seule réponse.
- Bordel de merde, c'est MOI le sudiste et TOI la bestiole des montagnes gelées ! Comment se fait-il que ce soit toi qui râle ?!
Mace siffla exactement comme l'aurait fait un chat signalant son agressivité à un inconnu sous l'effet de la peur. A ceci près que le pumas d'hiver exprimait un tout autre sentiment.
- Et reste poli, saleté. Je sais reconnaître un "connard" quand j'en entend un !
La phrase ne fut pas plutôt finie qu'une nouvelle bourrasque manqua de faire chuter son cheval sur le côté, et d'entrainer Arcadius avec lui. Le plus rageant était que la piste était praticable ! La neige atteignait à peine les chevilles de sa monture, mais elle gelait au sol et formait bien vite des plaques verglacées particulièrement traitresses ; et le vent violent n'aidait pas à garder l'équilibre. L'ancien paladin jura dans sa barbe, heureux de l'avoir laissée pousser en prévision d'instants comme celui-là : sa gorge et ses joues étaient un minimum protégées, au moins. La contrepartie était qu'il devait en permanence sentir l'odeur de son précédent repas refroidi collé aux poils de son visage.
Le bruit du vent était constant, régulier, presque serein, comme un dieu oppressant sachant très bien qu'il peut prendre son temps pour achever l'inconscient qui le brave. Arcadius remercia encore une fois intérieurement son ancien instructeur qui lui avait appris si longtemps auparavant quelle fourrure fournissait la meilleure protection. Sa cape, son manteau, ses bottes fourrées... Il n'aurait probablement même pas survécu à cette première nuit dans l'extrême nord sans ce matériel.
La pensée qu'il n'était qu'au tout début de la pointe de l'extrême Nord renforça sa résolution. Se décourager maintenant signifiait renoncer. Et renoncer signifiait... mieux valait ne pas y penser. Pour lui il n'y aurait pas de pardon. Jamais.
***
- Vraiment, ma chère. Tu nous as habitué à tellement mieux... Manquer ta cible alors qu'elle est plus vulnérable que jamais. Ne pas tenter le tout pour le tout une fois compromise. Te faire prendre VIVANTE ?!
Il avait craché ce dernier mot en le hurlant presque, comme s'il s'était agit d'une insulte particulièrement grossière.
- Avons-nous donc eu tort à ce point sur toi ?! reprit-il, la fixant toujours de son regard de glace.
- Il semblerait, répondit-elle avec effronterie. J'espère que tu ne t'en veux pas trop.
Il lui sourit, d'un de ces sourires plein de promesses malsaines, comme s'il était partagé entre l'admiration pour l'audace de sa disciple et le désir de la corriger immédiatement.
- Sur ce, il n'est de bonne compagnie qui ne se quitte, continua-t-elle avec une intonation détachée. Alors, qu'est-ce que ce sera ? Dague ? Poison ? Ou bien tu comptes me balancer par la fenêtre en espérant que je me réceptionne sur l'occiput ? Si j'ai le choix j'aimerai autant que tu...
- Je ne vais pas te tuer.
La jeune elfe de glace ne put conserver son expression détachée face à cette déclaration. Les Dagues de Givre ne négociaient pas, pas plus qu'elles ne renonçaient... ou qu'elles pardonnaient. C'était un mensonge. Il ne pouvait en être autrement.
- Imaginons que la neige t'a mise en retard, tu n'as pas pu rejoindre le lieu de l'attaque à l'heure prévue. La cible s'est échappée, tu me l'as signalé, et tu t'es lancée à sa poursuite. Cela te semble plausible ?
- Qu'est-ce que tu me chantes ? demanda-t-elle, plus méfiante que s'il avait fait la liste d’épouvantables tortures choisies à son intention. "Pas de pardon. Pas de pitié. Jamais de répit." La devise de la Dague depuis plus de deux siècles d'existence. Personne n'a de seconde chance parmi les novices ! Personne ! Tu voudrais me faire croire que...
- La ferme.
Tzelia se tut. Il avait parlé d'un ton calme et glacé. C'était celui qu'il employait quand ses menaces dépassaient le stade de la bravade. Sans même qu'elle ne le réalise, elle avait resserré sa prise sur ses dagues.
- Vois-tu, petite sotte incompétente, j'ai consacré beaucoup de temps à te former, et j'ai horreur de perdre mon temps. De plus, tu fais l'objet d'un pari entre maîtres parmi les Dagues. Je ne souffrirai pas l'humiliation de te voir échouer si complètement. Personne d'autre que nous n'est au courant de tes lamentables résultats. Alors à moins que tu ne préfères que je ne t'achève ici et maintenant, que vas-tu faire ?
Elle le regarda. Longuement. Un pari entre maitres ? C'était tout à fait le genre de chose qu'elle était prête à croire. Les Dagues de Givre étaient réputées pour leur efficacité au moins autant que pour leur esprit malsain. La rumeur prétendait même que le fondateur était un elfe du Crépuscule, et si ridicule que fut cette idée, son origine n'était pas dénuée d'une certaine pertinence.
- Je t'ai posé une question Tzelia.
Il approcha son visage du sien, très près, jusqu'à ce qu'il soit assez proche pour qu'on puisse les confondre avec deux amants sur le point de joindre leurs lèvres.
- Que. Vas. Tu. Faire ?
- Accomplir ma mission, ou au moins mourir en essayant.
- Exactement. Ais au moins cette décence. Entendons-nous bien...
Il mit son index sous son menton en une sinistre parodie de geste affectueux avant de continuer sa phrase :
- Si je te retrouve vivante après un nouvel échec, on ne voudra même plus de toi comme cible d'entrainement pour les nouvelles recrues. Nous comprenons-nous bien ?
- Oui, maître.
Tzelia lui avait répondu sur un ton lourd de sens, chargé de haine contenue et de mépris à peine voilé. Cela ne fit que le faire sourire davantage.
- Alors mets toi en route. Il n'a qu'une demi-journée d'avance sur toi, et le blizzard gronde dans la direction qu'il a prise. Tu as l'avantage du terrain.
Elle se releva sans répondre et quitta immédiatement la pièce, sans ranger ses armes dans leur fourreau respectif.
Dehors, il neigeait à peine. Il ne devait plus rester que de très, très maigres traces de la route qu'il avait empruntée.
- "L'avantage du terrain..." mon cul oui ! Jura-t-elle, avant de se mettre en route.
***
La salle du temple était emplie de la fumée des encensoirs. Partout on entendait les échos lointains des chants de dévotion consacrés aux Lumineux. Iosk était agenouillé comme le plus humble parmi les dévots, malgré son statut de Haut-Prêtre. Son regard sévère ne le quittait jamais, même quand il était en prière. Cela contribuait à lui donner cette image détestable qu'il cultivait depuis des années, bien avant qu'une terrible blessure ne le force à quitter définitivement les champs de bataille.
Cela avait été difficile pour lui.
Presque toute sa vie avait été consacrée à l'entrainement pour la guerre et sa mise en pratique. Iosk était de ceux qui pensaient que chaque acte concrètement accompli était une preuve de dévotion bien plus parlante que n'importe quelle prière. L'acier de son marteau de guerre écrasant les armures des hérétiques et brisant les os des apostats était le plus sincère des chants religieux ; chaque mort, un pas de plus vers la sainteté.
Lorsqu'il avait accepté que plus jamais il ne pourrait soulever et manier une arme correctement malgré toute la magie de guérison dont on disposait en Basiléa, il avait tout fait pour se rendre froid et désagréable.
Il ne voulait pas que son statut de héros de guerre lui confère des avantages immérités. Il avait souhaité, profondément, que l'on ne reconnaisse que ses mérites nouvellement accomplis et rien d'autre. Involontairement, cela avait contribué à lui donner une sorte d'aura, un air de supériorité qui s'était trop souvent changé en respect teinté de dévotion de la part des disciples influençables.
Il n'en avait jamais rien dit, mais cela l'avait sidéré, autant que cela l'avait enragé.
Celles et ceux qui le détestaient mais accomplissaient néanmoins ses ordres avec efficacité, ceux-là étaient ceux qui méritaient son respect.
Une seule fois, une seule, il s'était confié sur son attitude et son ressenti auprès d'un autre Haut. Sa réponse avait été étonnamment juste. C'était pourquoi il en avait conçu une amertume qui n'avait rien arrangée par la suite.
"Tu te comporte comme un sergent instructeur auprès des jeunes hommes d'armes de nos légions, mon frère. Ce n'est pas le rôle d'un Haut-Prêtre. Nous comprenons tous que tu cherches à bien faire. Mais tu es maladroit. Ta subtilité n'est pas réservée aux négociations avec les autres Ordres. Essaye de t'en souvenir."
Iosk s'en était souvenu. Aux yeux de tous, il était passé du statut de sombre enfoiré à celui de sombre enfoiré avec caractère instable et changeant.
Toujours à genoux, perdu dans sa prière, ses inspirations se faisaient plus lourdes, comme s'il était sur le point de céder au sommeil.
- Tu rumines encore de bien sombres pensées. La parole des Lumineux à ce sujet, t'en souviens-tu ?
Iosk n'avait pas bougé d'un centimètre. Seules ses paupières s'étaient ouvertes au son de la voix particulièrement belle et mélodieuse de celle qui s'était adressée à lui. Son visage resta figé sur un masque impassible lorsqu'il commença à réciter mécaniquement les dogmes avec une absence de passion donnant à ces paroles un timbre étrange. Presque malvenu.
" - Et tu te garderas des obsessions de l'esprit de l'homme, car ce n'est qu'en sachant te détacher de tout sauf de ta dévotion que tu atteindra l'essence de la sainte parole."
- Ta mémoire ne te fais pas défaut, prêtre. Il serait bon que tu te souviennes comment appliquer ces dogmes à ta propre personne. Ton statut fait de toi un exemple.
- Que me vaut cette visite, ma Dame ? Un être de votre stature...
- Pas de ça avec moi, répliqua la magnifique figure angélique qui se tenait dans l'espace restreint de l'autel des prières avec lui. Tu connais déjà la raison de ma présence. Alors tu dois te douter que je ne suis pas sans éprouver une certaine colère.
Iosk se releva en grimaçant, tentant d'ignorer la douleur permanente qui attaquait chacune de ses articulation. Il se mit à marcher en direction de ses appartements et ne regarda pas si la créature sainte le suivait. Aucun son de pas n'indiquait que c'était le cas, mais il n'avait pas le moindre doute à ce sujet. Les non-dits étaient une habitude parmi les Elohi. Probablement parce que les Lumineux, dans leur infinie sagesse, avaient créé ces entités avec l'idée que bien des choses dans cet univers devaient aller de soi. Cela ne facilitait malheureusement guère la communication avec eux quand celle-ci s'avérait nécessaire...
Le Haut-Prêtre prit une chaise à son bureau et s'assit, constatant sans surprise qu'elle était bien là.
D'un geste il l'invita à s'assoir et elle déclina d'un simple mouvement de nuque particulièrement gracieux malgré sa simplicité.
Elle était magnifique, ses ailes dissimulées sous une ample cape de velours brodé munie d'une capuche. Iosk était de ceux, très rares, à suffisamment bien la connaitre pour pouvoir la reconnaitre d'un simple regard. Ou d'une seule parole. Les Elohi... Sublimes en temps de paix ; terribles en temps de guerre. Et depuis combien de temps l'Hégémonie de Basiléa n'avait-elle pas connu la paix ?
- Je suis navré, commença Iosk, si je vous ais mise en colère. Mais l'autorité dont j'ai été investie par nos saints Ordres sont une validation implicite de mes choix par nos révérés dieux bénis entre tous. J'ai su que vous étiez sur nombre de fronts où nos hommes ont besoin de votre aide. Vous déranger pour cette affaire m'a semblé être... inapproprié.
Il avait hésité sur ce dernier mot, et l'ange n'avait guère eut besoin de ses capacité outrepassant les lois de la nature pour s'en rendre compte.
- L'autorité dont
je suis investie surpassera toujours celle d'un mortel tel que vous, Haut-Prêtre. Arcadius fut mon protégé sur le champ de bataille. J'ai pardonné ses errements. Juger de ses actes aurait dû me revenir à moi plutôt qu'à quiconque. Je suis celle ayant soigné le tourment de son âme.
- J'ai bien peur, révérée sainte, que vous ne sachiez pas tout.
- C'est une évidence que vous proférez d'un air terriblement dogmatique, Haut. Ma patience s'en trouve affectée. Nous comprenons-nous bien ?
Iosk sourit pour lui-même.
Cette Elohi était une célébrité au sein même de sa race, pour peu que ce terme barbare ait le moindre sens quant il s'agissait de qualifier des entités angéliques créées par un pouvoir divin.
Elionne... "L'impétueuse" ; "La Fureur du Ciel" ; "L'Élue du Fort".
Combien de sobriquets avait-elle reçu de la part des si nombreux soldats qu'elle avait assisté à la bataille, brandissant sa lame bénie embrasée d'une flamme bleue comme l'océan de l'Ouest ?
Pas étonnant que...- Dois-je vous rappeler que vos pensées ne me sont en rien cachée, Haut ? dit-elle d'un ton glacial. Dois-je également vous rappeler que j'attends une réponse ? Pourquoi Arcadius n'est-il pas là ?
- Ma Dame, commença Iosk, l'ancien paladin Arcadius s'est rendu coupable d'un crime que même vous ne sauriez pardonner.
Elle s'était approché sans un son, sans même qu'il soit possible de la remarquer avant qu'il ne soit trop tard pour regretter le péché de lui avoir déplu. Sa voix, toujours chantante mélodieuse, portait avec elle la menace des brasiers divins.
- Ne présumez pas de ce qu'une enfant des Lumineux peut ou ne peut pas pardonner,
humain ! Cet hubris pourrait être terriblement préjudiciable à la suite de cette conversation ! Vous allez me répondre sans détour à présent : où est passé Arcadius ?!
- Nous l'ignorons ma Dame, répondit sincèrement Iosk. De nombreuses personnes à notre service sont à sa recherche. Il a commis un crime, comme je vous le disais. Nous ignorons tout de ses motifs, bien que j'ai mon idée. Je vous conjure de me croire, votre sainteté, s'il est retrouvé et que nous parvenons à le ramener vivant, il vous sera présenté sans délai.
- Vous ne m'avez toujours pas dit ce dont on accuse celui qui était le Héraut de Kladaren il y à encore à peine quelques mois... dit Elionne alors que ses yeux commençaient à briller du même reflet que les flammes de son épée lorsqu'elle la brandissait à la bataille.
- Je n'y suis pas autorisé, ma Dame. Une autorité supérieure me l'a interdit.
- Supérieure à une Elohi ? demanda-t-elle en plissant les yeux, signe évident de menace contenue.
- En effet, dit une voix provenant de derrière dans la pièce.
C'était une voix masculine, et pourtant infiniment semblable à la sienne.
Elionne se retourna, affichant une expression calme qui ne pouvait tromper son nouvel interlocuteur.
- Danael, le salua-t-elle, Est-ce à toi que je dois ces mystères ?
- Oui, répondit-il simplement. Et je confirme chaque mot ayant été prononcé par le prêtre ici-même. Ce qu'a fait ton protégé, quel que fut son motif, ne fera l'objet d'aucun pardon de ma part.
L'Elohi acheva sa phrase d'un bref coup du talon de sa lance embrasée d'une flamme blanche comme un soleil d'hiver sur le sol de la pièce. Le feu bleu glacé des yeux d'Elionne lui répondit, et une tension étrange se fit dans la pièce.
Elle ne répondit rien, se contentant de le regarder dans les yeux, une question muette étant formulée à cet instant. Danel la regarda sans faillir, avant de lui signifier qu'il n'avait pas de temps à perdre d'une simple pensée, impérieuse autant qu'incontestable. Avant de disparaître, l'Elohi favori de Fulgria lui accorda sa réponse.
- Arcadius a quitté la cité de la Corne Dorée, avait-il dit d'un ton glacial. Il se dirige vers les Abysses. Avec une relique de Phénix.