Le son était presque musical.
Incroyablement clair, le tintement métallique résonnait dans la cour à un rythme irrégulier trahissant une volonté dont la nature était facile à deviner.
L'acier frappait l'acier. Lame contre lame. Un duel enragé.
- Monte ta garde, foutreciel ! jura le sergent en ne cachant pas son agacement face à la recrue entêtée qui se découvrait beaucoup trop pour pouvoir lancer ses propres assauts avec plus d'aisance.
Ce n'était pas un manque de compétence qui lui faisait commettre cette erreur ; la recrue n'avait simplement aucun désir de se protéger. Son bouclier d'avant bras, solidement fixé à ce dernier, était tantôt une gêne, tantôt utilisé de la façon la plus agressive possible, et si le sergent n'avait pas été habitué aux assauts furieux de la recrue, il aurait pu se laisser atteindre par un revers agressif du solide morceau de bois cerclé de métal.
- Relève. Cette. GARDE ! vociféra le sergent d'arme en abandonnant toute finesse pour écraser son élève sous des coups de plus en plus violents.
S'ils n'avaient pas eu des lames d'entrainement parfaitement émoussées, le bouclier aurait rapidement été réduit à l'état de petit bois. Les spata basiléennes étaient des lames courtes et solides, forgées pour ne pas pouvoir accueillir un trop grand nombre d'ornements et pensées pour être efficaces envers et contre tout. Bonnes en parade, elles constituaient également des pièces remarquables tant pour la taille que l'estoc ; l'allonge seule constituait un réel défaut. Sur un épéiste basiléen, un adversaire plus grand et plus musclé aurait généralement l'avantage s'il ne fonçait pas tête baissée. Dans le cadre d'un duel entre basiléens, le vainqueur serait le plus endurant si leur niveau était égal. Si l'un des deux était meilleur, le plus faible ne pouvait que tenter de le prendre de vitesse.
La recrue était moins bonne, plus lente, et semblait s'essouffler plus vite.
Le fait qu'elle soit encore debout ne tenait qu'à la volonté de son instructeur qui s'acharnait à être un bon professeur malgré une colère évidente.
Soudainement, le sous-officier envoya son pied percuter le bouclier de toute la force de son talon pour forcer son élève à relever sa garde, quitte à le faire reculer de quelques mètres.
Ce fut un cuisant échec.
La protection de bois quitta le bras de son porteur et s'écrasa sur le sol glissant de la cour à la surprise totale de l'instructeur qui ne put anticiper le coup arrivant.
Tenue à deux mains, l'épée courte fut utilisée comme une massue contre son propre bouclier et le força à légèrement décaler son épaule vers le bas pour compenser la perte d'équilibre. Un coup de pied balancé à l'horizontal le cueillit dans le flanc et la douleur fut atténuée par son gambison solidement matelassé, mais le sergent fut forcé de se décaler d'un pas en avant pour ne pas tomber. Sa gorge vint d'elle-même à la rencontre de la spata de son adversaire qui se contenta d'accompagner son mouvement pour ne pas le blesser. Une gorge nue était fragile, épées d'entrainement ou pas.
- Qu'est-ce que c'était que ça espèce de... ?!
- Cela suffit !
La voix qui venait de s'élever avait fait preuve d'une autorité indiscutable et tous ceux qui s'entrainaient dans la cour du baraquement cessèrent comme si l'on s'était personnellement adressé à eux.
- Sergent, allez vous occuper d'Alexandrios, je veux que vous me fassiez une estimation de ses progrès à la lance. Il achève sa formation dans une semaine, je veux être certain qu'il sera fiable sur le terrain.
L'intéressé ne répondit pas et tourna les talons, adressant un dernier regard furieux à sa recrue avant de s'éloigner.
- Viens avec moi.
La recrue obéit immédiatement. Son langage corporel trahissait une tension certaine, comme s'il se retenait de se jeter sur le premier venu à bras raccourcis.
Une fois à l'intérieur du bâtiment adjacent, le Haut Paladin s'assit sur une chaise et commença à observer la recrue comme s'il cherchait par quel morceau il allait l'attaquer. Toujours debout, silencieux, le novice patientait les poings serrés ; l'expression neutre de son visage n'aurait trompé personne : il brûlait toujours de se battre. C'était bien là toute la nature du problème.
- Souhaites-tu mourir jeune, Arcadius ? demanda le Haut paladin sur le ton de la conversation.
- Ma survie m'importe peu, monseigneur, répondit immédiatement celui-ci.
Le guerrier saint leva les yeux vers ceux de son interlocuteur en levant un sourcil perplexe. Il était rôdé aux techniques consistant à convaincre les recrues trop impétueuses de mettre de l'eau dans leur vin de messe. Un petit discours sur les vies gâchées par une fougue malvenue, un rappel à la réalité de la mort attendant de frapper dès la plus petite escarmouche, quelques exemples biens sentis de noms de recrues parties trop tôt malgré un potentiel prometteur... Tout cela était généralement suivi de quelques excuses, de remerciements, et de la promesse que l'on avait compris. Une réponse comme celle-ci appelait une réaction à la fois plus directe, et plus délicate.
- L'Hégémonie n'a pas besoin de guerriers suicidaires, Arcadius. Si tu n'apprends pas
rapidement à canaliser ce qui te pousse à te comporter comme un Berserk de Cwl Gen drogué aux champignons des mines, tu es libre de partir.
- A la bataille on survit, et parfois on meurt. Au final la mort est toujours une certitude, alors je préfère savoir que j'ai entrainé beaucoup d'ennemis avec moi. C'est en ce sens que ma survie m'importe peu. Je ne suis pas suicidaire, monsieur.
- Vraiment ? demanda le Haut avec un ton faussement amusé dans lequel perçait une forme de colère encore mal identifiée. Donc tu méprise ta propre sécurité pour une bonne raison ? C'est ce que tu vas me dire ?
- Je ne m'attends pas à ce que vous compreniez, monsieur.
Le ton avait été formel et respectueux. Cela rendait cette affirmation encore plus insultante.
- Par les dieux, Arcadius, tu vas immédiatement cesser de t'adresser à moi comme si je n'étais qu'un imbécile ou alors...
- Alors ne soyez pas condescendant avec moi, monsieur.
Le Haut Paladin s'était relevé sans même s'en rendre compte. Le fureur brûlait dans son regard, contenue de justesse par des années de discipline et d'expériences extrêmes connues sur les pires champs de bataille. Plus encore, il voyait qu'il y avait quelque chose dans le regard de la recrue. Quelque chose d'indéfinissable et trahissant pourtant l'imminence d'un danger. La toute petite étincelle du regard d'un fou.
- Choisi très précautionneusement tes prochains mots, jeune homme. Je peux te faire dégager de ce temple à coups de bottes en moins de temps qu'il ne m'en faudrait pour te donner une bonne correction. C'est toi qui est venue
supplier que l'on s'occupe de toi, ne l'oublie pas.
- Je n'oublie pas, monsieur. Tout le monde ici m'a dit d'être franc. J'obéis.
Le Haut prit une profonde inspiration, puis décida de laisser la recrue s'exprimer. Il l'invita à le faire d'un geste sec de son menton alors qu'il se rasseyait.
- J'ai volontairement mal fixé mon bouclier à mon bras pour pouvoir tester cette manœuvre, monsieur. Je suis mauvais avec une protection qui entrave mes mouvements. Je savais que le sergent était meilleur que moi en maîtrise pure ; jouer sur la surprise, c'est tout ce que je pouvais faire. Ma "survie" n'avait aucune importance parce que de toutes les façons possibles et imaginables, j'aurai été battu à la fin du duel. Un entrainement est censé nous aider à nous améliorer, mais le bouclier est là pour que je puisse compenser ma défense, qui est un point faible. Si je deviens meilleur en attaque, je n'ai plus besoin de me défendre. Je n'ai
plus de point faible.
Le Haut regarda Arcadius dans les yeux un long moment, comme pour sonder sa détermination. La lueur dans son regard n'avait pas disparue, mais elle renvoyait à quelque chose d'autre ; il n'aurait pas su dire quoi. Lorsqu'il prit sa décision, il se demanda immédiatement s'il ne commettait pas une erreur.
- Retourne dans la cours et va ranger ton épée sur le râtelier, lui dit-il sèchement.
Arcadius inspira rapidement comme sous l'effet d'une peur panique, bien que son expression faciale resta rigoureusement identique.
- Merci de m'avoir supporté si longtemps, monsieur.
- Tu n'es pas mis à la porte du temple, lui fut-il répondu. J'ai décidé de t'envoyer auprès du frère sergent Demetrius. C'est notre meilleur instructeur dans l'usage des épées longues. La spata n'est pas faite pour toi. Et le bouclier non-plus.
- Merci, monsieur.
- Ne me remercie pas ! tempêta le Haut avec rudesse. Demetrius est sévère à l'extrême, ses séances d'entrainement ressemblent à des passages à tabac et ses élèves en viennent presque toujours à le haïr. Si tu choisi de partir parce que tu n'arrives pas à le supporter, le Lumineux Kladaren couvrira ton âme de honte pour le restant de ta vie. Si c'est lui qui ne t'estime pas digne ou assez doué, il te renverra dans ton caniveau après t'avoir estropié et tu en seras seul responsable.
- Je l'apprécie déjà, monsieur.
Arcadius avait dit cela avec un de ses rares, très rares sourires, puis il avait tourné les talons après un salut imparfait trahissant ce qui était manifestement de l’impatience.
- Si celui-là survit, avait dit le Haut à voix basse, que tremblent les Abysses.
Arcadius avait survécu. Et beaucoup de créatures avaient appris à trembler.
***
La brise était constante, glaciale, et portait avec elles des millions de flocons qui venaient se poser avec une douceur certaine sur les flancs de la montagne. La couche de neige qui se constituait lentement depuis maintenant quelques jours faisait plus d'un mètre et les sons étaient absorbés. De cela, il résultait que le souffle de vent semblait être le seul et unique bruit que l'on pouvait percevoir ; un poète peu inspiré aurait pu comparer cela au gémissement plaintif d'un spectre solitaire.
Tzelia, elle, n'aurait jamais souscris à une figure littéraire si pauvre.
Le vent ne signifiait que ce que les créatures conscientes voulaient bien percevoir en lui. Elle choisissait donc d'y percevoir un chant de bienvenue ; les monts s'ennuyaient, seuls et si souvent sans vie. Assister à une belle scène de chasse ne pouvait que les réjouir.
Cela faisait une semaine qu'elle s'était lancée à la poursuite de l'humain, bien décidée à venger son humiliant échec.
Elle avait mis du temps à trouver son équipement, car elle n'avait pas anticipé d'échouer la première fois. Cette erreur lui avait coûté une journée entière, car elle n'avait finit d'assembler ce dont elle avait besoin qu'au crépuscule. Le ciel était noir de nuages chargés de neige, et la lumière des étoiles serait intégralement occultée. Même ses yeux d'elfes ne pourraient pas l'aider en pareilles circonstances ; la nyctalopie exigeait de bénéficier d'une petite source de lumière sur laquelle s'appuyer. Même la pâle radiance des étoiles lointaines pouvait suffire. Mais sans cela, elle aurait été aussi aveugle que n'importe quel humain. Et être aveugle dans les montagnes de l'extrême Nord, c'était mourir, aussi sûrement qu'un nain saoul et manchot sautant nu au milieu d'un nid de gobelins.
Son retard était considérable, et ne pas savoir précisément où la cible se rendait avait fait de sa traque une épreuve abominable. Mais elle avait l'avantage de bien mieux connaître la région que lui, sa direction générale, et le fait de pouvoir se mouvoir sur la neige avec aisance et grâce sans s'y enfoncer. Son peuple avait toujours bénéficié d'une grâce presque surnaturelle, et ceux qui avaient fini par devenir les elfes des glaces en avaient fait une spécialité toute particulière.
Une nouvelle bourrasque secoua la natte de cheveux soigneusement noués qui pendaient dans son dos et au bout de laquelle était accrochée une dague de lancer. Certains, des ignares, assurément, pensaient qu'il s'agissait d'une méthode développée par les elfes pour tuer d'un simple geste de la nuque, entrainant la dague dans un mouvement circulaire fauchant les ennemis présents dans les alentours immédiats.
Stupide !
Sa natte ne faisait qu'une cinquantaine de centimètres de long ! Qui aurait-elle pu bien menacer en faisant virevolter une dague de la sorte ?! Un oiseau ?! Ridicule !
La vérité était bien plus pragmatique : son métier exigeait d'elle qu'elle soit armée jusqu'aux dents, et tout emplacement sur lequel elle pouvait fixer ou dissimuler une lame sans s'alourdir ou gêner ses mouvements était bon à exploiter.
Elle sourit.
Ce n'était que le matin même qu'elle avait retrouvé sa trace de façon certaine.
Il avait été difficile à l'extrême de le pister malgré le fait que cet imbécile s'entêtait à voyager à cheval, bien que ce fut aussi inadapté aux routes de montagnes que de marcher sur les mains avec un carreau d'arbalète planté dans un testicule.
Il s'était servi de crottin pour allumer un feu, et la chaleur était demeurée dans la grotte lui ayant servi d'abri. La chaleur, qui avait permis à l'odeur infecte de durer quelques heures là où la froidure rendait ce sens habituellement inutile. Le fait qu'elle ait choisi de s'abriter dans cette grotte précise longeant le chemin qu'elle ne pouvait que supposer être le sien était sans nul doute un coup de chance, et un assassin digne de ce nom ne devait pas se reposer sur la chance. Ce qui ne signifiait pas qu'elle ne pouvait pas en profiter quand celle-ci se manifestait.
Considérant la direction qui était donc la sienne, il ne restait qu'un seul village dans lequel il pourrait faire halte avant de s'attaquer aux monts qui le mèneraient vers...
Pourquoi diable te rends-tu là-bas ? Demanda-t-elle dans un murmure pensif.
Elle se réprima mentalement immédiatement pour cette distraction malvenue.
Certes, les maîtres assassins leur enseignaient très tôt que connaître les motivations des cibles pouvait être un excellent moyen de s'approprier leur mode de pensée, leurs réactions, et donc de pouvoir anticiper leurs prochains actes. Mais il leur était également dit qu'il fallait prendre garde : présumer menait à des comportements approximatifs, ce qui amenait à commettre des erreurs, et trop penser comme la cible créait parfois un attachement malvenu Pis que tout, s'interroger comme elle le faisait maintenant était une divagation de l'esprit. Une faiblesse. Rester concentrée, focalisée sur son objectif serait sans-doute la clef de tout.
Quand elle le verrait, elle préparerait son attaque avec soin, mais sans perdre de temps. Ses maîtres, tout comme les animaux sauvages qu'elle avait maintes fois observés lui avaient appris une chose qui était sans-doute la meilleure leçon pour tout assassin qui se respecte : "seul un prédateur idiot prend le temps de saliver devant sa proie."
***
Jette toi sur lui ! Vas-y ! Vas-y je te couvre ! hurla Eutrope en plaçant un nouveau carreau dans son arbalète.
Il ne vérifia pas si son subordonné lui avait obéit et se dégagea du rocher lui ayant servi à s'abriter pour trouver sa cible et l'abattre. Il aperçut un mouvement et tira au jugé, n'osant pas espérer obtenir un quelconque résultat en voyant brièvement le carreau fendre la brume violette qui n'avait rien de naturel et ayant envahi leur campement quelques minutes plus tôt.
Cela avait commencé avec les Aralez.
Les loups ailés s'étaient soudainement réveillés en humant l'air ambiant des montagnes comme s'ils avaient senti quelque chose. Quelques secondes à peine s'étaient écoulées quand ils s'étaient mis à tirer sur leurs liens en battant des ailes comme des créatures damnées. Certains s'étaient mis à grogner, d'autre à couiner comme des chiots, mais tous avaient réagi comme si la fin d'un monde allait survenir.
En un sens, ils avaient eu raison.
Certains étaient parvenus à se défaire de leurs liens pourtant solides en les mordant jusqu'à s'en faire saigner les babines. D'autres avaient commencé à tenter d'attaquer leurs cavaliers venus les calmer, comme pris par une frénésie de terreur dans laquelle tout ce qui n'était pas eux était devenu une gêne ou une menace. Comble de l'impensable : certains s'étaient enfuis, oubliant des années de dressage et de confiance gagnée au prix de durs efforts.
Et personne n'avait compris pourquoi.
Les sentinelles, prudentes et connaissant bien leur métier, s'étaient comportées de façon exemplaire, n'oubliant jamais de scruter les alentours à la recherche d'une menace.
C'était le son d'un rire, juste après que la moitié des montures volantes se soit dispersée, qui avait sonné le signal d'alarme en chacun d'entre eux.
Un rire cruel, qui contenait mille promesses malsaines.
La tête d'Harryld avait volé en premier, sans avertissement ni présence d'une personne extérieure. La scène avait eu un je ne sais quoi d'absurde, comme si rien de tout cela n'avait été réel. Un frère d'arme, un ami, quelqu'un de bien vivant, juste à côté de vous, et qui une seconde après a cessé d'exister sans aucune raison visible.
Puis des projectiles acérés avaient jailli en tout sens, ne tuant absolument personne, mais provoquant des hurlement de douleurs chez ceux qui n'avaient pas été protégés par leur armure ou un couvert judicieusement choisi. Ces lames avaient été lancées pour faire mal, provoquer la panique, mais aucun des soldats bien entrainés n'y avait cédé.
Il avait fallut d'interminables secondes pour que les hommes encore valides réalisent que depuis le centre de leur propre campement, une brume étrange et malsaine jaillissait de ce qui ressemblait à une fiole brisée. Et elle s'était répandue, comme l'aurait fait un hématome dont elle partageait d'ailleurs la couleur écœurante. Les lames n'avaient été qu'une feinte.
Au sein même de cette fumée surnaturelle on pouvait observer des éclairs bleutés, et tous les soldats ayant la possibilité de bouger assez vite s'étaient éloignés de cette source de malice incarnée, ce qui les avait forcés à se disperser.
Graz, le capitaine, avait parfaitement conscience qu'ils se faisaient manipuler et qu'ils agissaient exactement comme celui (ou ceux) qui les agressait le désirait. Cela ne l'avait guère aidé à trouver une tactique pouvant leur donner la possibilité d'une contre-attaque efficace : il avait été l'une des toutes premières victimes après la dispersion.
Une chance pour lui : il souffrirait nettement moins que les autres.
L'horrible rire résonna une nouvelle fois, suivi d'un cri déchirant.
En tant qu'officier, Graz connaissait le danger du défaitisme. Pourtant, il ne put s'empêcher de ressentir au plus profond de lui même qu'il ne s'en sortirait pas.
***
Le vent s'était levé et avait amené avec lui un nouveau lot de flocons dans les montagnes. Les sons étaient difficiles à distinguer au milieu de ce souffle continu ressemblant à s'y méprendre à une plainte perpétuelle. On n'y voyait presque rien à deux mètres à peine devant soi et les odeurs étaient dispersées, indétectables.
Des conditions parfaites pour elle.
Elle avait pu suivre sa trace jusqu'à l'ultime réseau de grottes assez grandes pour abriter un homme avec au moins une monture, juste avant que le souffle du Nord ne se soit décidé à rappeler sa fatalité aux habitants des monts.
Alors, elle avait préparé son attaque.
Il était probablement épuisé et gelé, engourdi et nourri uniquement de cette viande séchée que privilégient les voyageurs.
Mais ce "probablement" ne valait rien, elle l'avait durement compris la dernière fois. Soucieuse d'appliquer la leçon apprise auprès de sa future victime l'ayant déjà humiliée une première fois, elle avait commencé à mettre en place son attaque comme si elle avait dû assiéger Cwl Gen à elle seule pour s'en prendre au terrible seigneur Sveri Egilax en personne.
Toutes ses lames étaient à portée, les fourreaux bien huilés, le poison appliqué, les sorties et échappatoires comblées ou vérifiées... Elle avait passé plus d'une heure à s'assurer que tout avait été pris en compte, et la moitié de cette heure avait été un moment de résistance intense pour elle. Elfe des Glaces ou non, elle n'était pas immunisée contre les températures extrêmes des monts enneigés, simplement plus résistante. Mais ses forces devaient être supérieures à celles de l'humain, pensa-t-elle en se remémorant de ne pas prendre cette supposition pour une vérité. Elle craignait moins le froid que lui, voyageait dans un lieu qui ne lui était pas inconnu, et ne risquait en rien de rester coincée dans la neige jusqu'à la taille, contrairement à lui.
Restait le problème de son félin de compagnie.
Comment une de ces créature avait-elle pu bien être domestiquée par un simple humain alors que le seul fait de les approcher relevait du cauchemar même pour les pisteurs les plus expérimentés ? Ce mystère la taraudait, malgré ses propres récriminations quant au fait de rester concentrée ; les basiléens parvenaient bien à dompter des dragons après tout... Ce damné peuple n'était pas le plus puissant empire du genre humain pour rien.
Lentement, alors qu'elle s'approchait de l'entrée de la grotte, elle laissa un sourire gagner ses lèvres fines.
Autant faire au plus simple, murmura t-elle dans le souffle glacé des montagnes.
***
Le cri était horrible, et trahissait la détresse absolue d'une créature n'ayant pas été faite pour émettre pareil son. Du moins lui le perçut-il ainsi.
Il avait souvent entendu l'expression disant que le sang "gèle" dans les veines quand quelque chose d'abominable arrive sous nos yeux. Il avait cessé d'être assourdi par les sons indistincts de la bataille enragée qui se livrait sur ces terres damnées. Parce que plus rien ne bougeait, que la fumée elle-même s'était figée dans l'air, que les sons avaient déserté la réalité comme s'ils s'étaient lassés de leur propre existence.
Il marcha, constatant distraitement que ses pas étaient eux aussi silencieux. Cela n'avait pas de sens ; ses lourdes bottes cerclées de fer pensées pour être une armure autant qu'un moyen de tuer d'un simple coup de pied bien placé résonnaient toujours du bruit métallique caractéristique que ceux habitués aux armures lourdes ne connaissaient que trop bien. Il s'attarda un instant à peine sur les visages figés, exprimant chacun haine, rage, terreur, sadisme ou détermination. Des soldats ; des démons. Occasionnellement une monture. Bien plus rarement, le visage parfait d'un Elohi.
Elohi.
Elle.
Figé, son regard porta vers le lieu de sa chute, et vers la raison de sa dernière déchéance. Il se vit, figé dans la scène, comme les autres. Pitoyable réminiscence d'un passé qu'il ne voulait qu'oublier. Elle avait chu, elle avait crié... Elle avait eu besoin de lui à cet instant. A cet instant seulement.
Il avait répondu à cet appel dont il savait très bien qu'il n'avait été adressé à personne. C'était une très mauvaise décision.
Non. C'était bien pire.
Ç’avait été une décision instinctive, irréfléchie, motivée par des désirs égoïstes indignes. Un péché sur son âme. Pourquoi avait-il tenté d'aller la rejoindre ?
Il resta à fixer le visage masqué par le heaume de cet autre lui-même, trop honteux pour regarder plus haut, car alors il savait qu'il la verrait "elle". Même en souvenir, même au sein de ce cauchemar récurrent, il ne voulait pas la voir. Il en avait assez, pensa-t-il avec un soupçon de colère. Il en avait assez d'avoir mal !
Assez.
Assez.
Assez...
Assez assez assez assez assez !!!
Un son déchira le silence irréel de cette scène figée dans un temps qu'il ne cesserait jamais de maudire : celui de sa propre voix, hurlant pour briser le mur d'irréalité. C'était une explosion de haine portée contre lui-même, de frustration impuissante, de colère sans cible et de regrets qui ne connaitraient pas de fin.
Le cri déchira la scène, ouvrant sur l'arrêt du temps surnaturel un voile de présent redonnant vie à la bataille qui se muait en boucherie par sa faute. Sa faute. Sa très grande faute, songea-il en retenant des larmes de rage.
Et pour la première fois depuis des mois, le cauchemar changea, apportant une nouvelle horreur à ses tourments par une invention perverse de son esprit qui s'égarait. Il la vit, elle, le visage figé d'horreur tourné vers lui, hurlant, "Pourquoi ?! Pourquoi est-ce que tu as fait ça ?!"
avant qu'une hache démesurée ne s'abatte sur elle. ***
Il hurla en se relevant, un couteau à la main, prêt à égorger les ombres des souvenirs de cette horrible nuit.
Mais devant lui, la personne qui s'apprêtait à le poignarder n'était pas une ombre, et, surprise, elle eut un mouvement de recul.
Arcadius ne réfléchit pas, et il plongea en avant. Tous deux s’empoignèrent dans une promesse de massacre.