Pluie interminable
Arcadius ne s’était pas attardé longtemps après sa « victoire » contre la créature. Cela lui avait pris un moment avant de trouver ce qu’il cherchait, mais comme tous les fous se prenant pour des hommes de science, le vieillard monstrueux avait fait preuve d’une bien pratique maniaquerie. La façon dont les bocaux étaient classés et étiquetés avait constitué sa plus grande aide. Du reste, il savait exactement ce à quoi était censé ressembler l’élixir qu’il lui fallait ; son odeur atroce lui était également familière.
Et il pleuvait encore.
Chaque goutte venait s’écraser sur lui avec l’acharnement d’une nuée d’insectes agressifs, et sa capuche de cuir raccordée à une cape brune censée être étanche ne parvenait pas à protéger efficacement son visage. La fatigue se faisait de plus en plus intense, et Arcadius n’aimait pas ça ; il ne pouvait se permettre d’être éreinté dans sa situation. Réflexes diminués, intelligence en berne… Il ne connaissait que trop bien les conséquences trop souvent mortelles des symptômes de la fatigue. Et il avait froid. Par tous les dieux, Lumineux et Malveillants, Korgaan le mille fois maudit, les anciens Célestes et la Dame Verte, qu’il avait froid !
- Dire que j’ai toujours aimé le bruit de la pluie…
Il avait marmonné ça à voix haute, amer et maussade. Il était facile de trouver plaisant d’entendre le son de la pluie contre la vitre d’une fenêtre fermée. Devoir supporter de voir tous les hydrométéores du continent s’écraser sur sa face sans avoir nulle-part où s’abriter était tout de suite moins reposant.
- Ça aurait pu être de la grêle ! dit-il à voix haute, avant d’éclater de rire face à tout le dérisoire d’une si pitoyable réjouissance.
Il s’arrêta de rire presque aussitôt. Bien assez tôt, ce serait à de la neige qu’il aurait affaire…
Un éclair fendit le ciel comme pour l’avertir de ne pas aller plus loin, mais Arcadius se contenta de pousser un juron. Sa monture se cabra et il manqua de chuter, mais ses années d’entrainement au sein du temple lui avaient été plus qu’utiles. Les paladins de Basiléa étaient formés à devenir certains des plus redoutables cavaliers du monde ; Arcadius ne leur avait jamais donné de raison d’avoir honte de leur enseignement.
Doucement, il flatta l’encolure de la bête, lui parlant d’une voix douce pour la rassurer.
- Ne crains rien, tu as déjà vu pire que ça. Moi aussi j’aimerai qu’on s’arrête. Bientôt, mon vieux. Bientôt…
Il regarda aussi loin que son regard pouvait porter, et constata pour la millième fois qu’il n’y avait rien qu’une plaine désolée et vaguement herbeuse sur un sol caillouteux et pauvre. Il y avait bien quelques arbres, rachitiques et noueux, aussi peu nombreux que les prêtresses de Fotia ayant entamé leur carrière comme danseuses nues.
Et encore… pensa l’ancien paladin avec un sourire sans joie.
Vu le nombre de prêtresses dans l’Hégémonie… Sa monture renâcla, et il sortit de ses pensées ironiques. C’était un fait : il n’y avait nulle-part où s’abriter, et il n’y pouvait rien.
- Aller, courage mon vieux, on trouvera bien un bosquet ou une putain de grotte quelque part sur cette plaine merdique, pas vrai ?
La monture émit un son soufflant qui ne pouvait qu’être une démonstration de mécontentement.
- J’te l’fais pas dire…
Pendant environ deux ou trois éternités, il continua sa route en s’appuyant sur son seul sens de l’orientation pour déterminer la direction globale vers laquelle il se rendait. Lorsqu’il vit le bâtiment en ruines, il crut que ses sens fatigués conjugués à la mauvaise visibilité lui jouaient des tours.
Prudemment, il fit s’approcher sa monture sans oser y croire, jusqu’à ce qu’il fut assez près pour ne plus avoir de doute. Là où un pan de plaine était légèrement surélevé, devenant presque une colline, se trouvaient les restes d’une ancienne tour de guet en pierre, abandonnée depuis des siècles. La pierre qui avait dû être blanche à une époque était désormais couverte d’une couche de gris-noir sale qui l’avait rendue très difficile à discerner au début. De nombreux morceaux de roche taillée jonchaient le sol un peu partout ; le fait qu’ils soient tous recouverts de mousse et d’herbes hautes indiquait de façon certaine que l’effondrement ne datait pas d’hier. Là où la tour se dressait encore un peu, les étages de bois étaient intégralement disparus. Néanmoins, les murs de la base semblaient encore tenir debout, et la cheminée du rez-de-chaussée était toujours là.
Lorsqu’ils entrèrent, un profond sentiment de soulagement se fit ressentir, tant par le cavalier que par sa monture fourbue. L’absence de toit ou de plafond au-dessus d’eux faisait de l’endroit un abri somme toute médiocre, mais une grande partie de la pluie ne leur arrivait plus directement dessus, ce que le voyageur éreinté savait apprécier. Il se défit de sa cape trempée pour la tendre maladroitement entre deux pans de mur formant un angle. Au bout de plusieurs minutes d’efforts infructueux, il parvint à s’en faire un toit et enfin, enfin il put s’assoir « au sec », du moins autant que possible.
Il consacra encore un moment à sortir de la nourriture pour le hongre qui l’avait plus que méritée, et il se fit un devoir de le brosser avec de la paille.
D’instinct, le hongre s’était placé dans un endroit où la pluie était presque stoppée par les murs. Le vent du ciel la faisait s’écraser avec un certain angle qui permettait de s'en abriter presque efficacement. Avec l’installation d’Arcadius, ils étaient aussi bien protégés que les circonstances le permettaient.
- Tiens, vieux camarade, dit l’ancien paladin avec un sourire fatigué, sortant une mangeoire en cuir bouilli remplie de grains. Tu l’as bien mérité. Merci.
De nouveaux éclairs vinrent éclairer la lande en déchirant le ciel comme l’auraient fait ses dieux pour exprimer leur mauvaise humeur. Depuis six heures, Arcadius n’entendait que cela : le tonnerre et la pluie, et il fut pris d’une dérangeante envie de hurler un tonitruant « TA GUEULE ! » au ciel lui-même, ne serait-ce que pour libérer une toute petite partie de sa frustration. Il n’en fit rien. Il risquait simplement d’effrayer son cheval.
Il grignota de graines de courges et des quelques fruits achetés à la taverne, sans vraiment y réfléchir. Il avait encore de quoi voyager pour une semaine. Il trouverait bien des fermes isolées ou une bête à chasser d’ici-là. Il n’avait pas le cœur à manger, mais ses réflexes de soldat dominaient ses instincts immédiats qui lui hurlaient de dormir immédiatement. Il ne voulait pas se réveiller dans une situation d’urgence sans avoir quelque chose dans l’estomac.
Fermant les yeux, il commença à fredonner, comme à chaque fois qu’il était seul.
Nulle lueur, aucun espoir ;
Son sourire, à jamais, interdit.
Car nul ne saurait l’émouvoir ;
La perfection est à ce prix.
Un chant d’adieux avant la fin ;
Le seul présent que je puis faire.
Accepte le, sois mon témoin ;
Adouci donc cette âme de fer…
- Jolie chanson.
Arcadius se redressa d’un bond, l’arme à la main, les yeux écarquillés par la surprise. La foudre s’abattit derrière lui, et les lueurs éclatantes de la plus pure blancheur firent ressortir sa silhouette comme s’il avait été lui-même fait de ténèbres solidifiées. A l’instant présent, son visage était horrible à voir, figé dans ce rictus d’animal furieux de s’être laissé traquer.
Face à lui se tenait un homme, pas très grand, protégé de la pluie par un long et ample manteau muni d’une capuche sur lequel l’eau ruisselait en cascades. Il n’était guère aisé de voir ses traits, mais l’attention d’Arcadius était de toute façon centrée sur les mains de l’étranger. Elles étaient dans les manches de l’ample manteau, et pouvaient donc tenir un poignard sans qu’il n’en sache rien.
- Ce ne sera pas nécessaire, dit simplement l’homme sur un ton rendu presque inaudible à cause de l’orage.
- Qui es-tu ?
- C’est toi qui es chez moi, il serait donc bon que tu te présentes le premier.
- Ben voyons… marmonna le basiléen sur un ton agressif. Commence par me montrer tes mains.
L’homme obéit avec des gestes lents qui se voulaient rassurants, pourtant il crut bon d’ajouter :
- Je te mentirai en disant que je ne suis pas armé. Mais je n’ai pas d’intention belliqueuse à ton égard. A moins que tu n’attaques le premier.
- Où sont tes armes ? répondit Arcadius comme s’il n’avait écouté que cette partie de la phrase.
- Pas « là », lui fut-il répondu tandis qu’il montrait bien que ses mains étaient vides.
Ils restèrent silencieux un moment.
- Tu es sorcier ?
- Oui. Et pas un très bon, si ça peut te rassurer. Je ne donne pas dans la magie de combat.
Le cheval d’Arcadius qui n’avait pas bougé depuis le début de l’échange commença à montrer des signes de nervosité auxquels son maître resta volontairement aveugle ; il ne voulait pas perdre une seconde l’homme de vue.
- Alors, reprit finalement l’inconnu, que fais-tu ici ?
- Ça ne te…
- Tu es chez moi, répéta patiemment l’homme. Je possède cette tour depuis un moment maintenant. Même si ce ne sont que des ruines. Alors, comptes-tu rester là et me menacer comme un vulgaire bandit où vais-je avoir droit à une réponse ?
Arcadius restait méfiant à l’extrême, mais l’homme n’avait pas fait de mouvement agressifs, ni été malhonnête, pour le moment. Il se décida à répondre sans prévoir d’en dire plus que nécessaire.
- Je suis juste venu m’abriter, au cas où ce ne serait pas assez évident. Je m’appelle… appelle moi simplement Sulla. Mes amis m’appelaient ainsi il y a… longtemps.
- Nous voici donc amis ? Demanda l’étranger avec un ton quelque peu moqueur mais sans malveillance. Et où te mènes donc ton voyage ?
- Au Nord, répliqua Arcadius sans rien ajouter.
A leurs pieds, des petits ruisseaux s’écoulaient régulièrement au rythme de la pluie qui ne semblait pas se lasser de tomber. L’herbe des steppes était trempée et la moindre parcelle de sol nu étaient rendu boueuse.
- Quelle est ton opinion sur les livres ?
La question eut le mérite de suffisamment surprendre l’ancien paladin pour qu’il affiche une mine perplexe lui donnant l’air d’un parfait idiot.
- Les livres ? répéta-t-il comme si on lui avait appris un nouveau mot.
- Oui. Les livres.
- Te moques-tu de moi ?
- Non.
Sur qui suis-je donc tombé… se lamenta Arcadius qui ne souhaitait que dormir et s’assurer qu’il était seul. Son hongre remua de plus belle, les oreilles tendues en arrière. Il avait peur, et ça Arcadius ne pouvait pas ne pas le remarquer.
Il décida que si une attaque surprise se préparait, il devait jouer le jeu, aussi répondit-il prestement.
- Les livres sont ce qu’on en fait. Ils sont utiles pour garder le savoir. Tous les savoirs ne devraient pas être connus ou conservés, ceci dit.
- Détruirais-tu des livres ?
- Non.
- Pourquoi ?
Arcadius jetait des coups d’œil dans toutes les directions. Il n’y avait rien. Et sa monture semblait prête à hennir.
- Parce que même les savoirs impies sont utiles. Pour lutter contre le mal, il faut le connaitre. Il est dangereux de connaitre certaines choses sur le mal ; il est plus dangereux encore de tout en ignorer. Chaque lutte implique des risques. Je ne détruirais pas des connaissances au motif que j’ai peur. Certains livres devraient être enfermés ; très peu sont assez dangereux pour qu’on doive simplement les détruire. Es-tu satisfait, l’ancien ? Ais-je bien répondu ?
- Oui.
Et l’homme s’en retourna et commença à marcher vers les ombres, sous la pluie battante. Du mur qui surplombait le campement de fortune, deux grandes masses velues se jetèrent souplement à côté d’Arcadius et le dépassèrent pour rejoindre la silhouette qui s’éloignait. Le hongre hennit de toutes ses forces en ruant, signifiant ainsi sa terreur. Ces créatures étaient des félidés, bien moins gros que les terribles panthères de Gur que les Sœurs de l’Hégémonie utilisaient comme monture, mais largement assez massives pour menacer la vie d’un homme.
Arcadius n’avait pas pu les entendre se déplacer du tout, malgré son ouïe relativement développée par des années de voyage en territoires dangereux. Les énormes chats, à défaut d’autre nom, s’arrêtèrent à côté de l’homme encore tout juste visible, qui l’invita à le suivre d’un geste de la main.
Arcadius, toujours l’épée à la main, se décida à jouer le jeu jusqu’au dernier instant. Si l’homme avait voulu envoyer ses animaux sur lui, il aurait eu mille occasions de le faire. Jusqu’à preuve du contraire, il n’était pas menaçant.
- Tu devrais amener tes affaires et ton cheval.
Arcadius hésita.
Rien n’indiquait qu’il ne se jetait pas dans un guet-apens bien élaboré. L’homme avait su être discret ; ses « chats » plus encore. Il suivit néanmoins ce conseil. Si l’homme en avait après lui et avait des complices, mieux valait pouvoir s’enfuir rapidement et avoir son cheval à portée de main.
Il ne leur fallut que quelques minutes de marche pour arriver devant un rocher suffisamment grand pour tous les abriter. L’homme fit un geste que le basiléen n’eut pas le temps de décrypter ; le rocher avait disparu avant qu’il ne remette les mains dans ses manches. A sa place se trouvait l’entrée d’un tunnel semblant s’enfoncer peu profondément dans le sol. Un tunnel de pierre taillée grossièrement. Probablement une sortie secrète de la tour oubliée depuis longtemps.
Les chats furent les premiers à joyeusement s’engager dans le souterrain, sautant comme des cabris avec l’aisance de créatures jouant en terrain connu. Ils disparurent rapidement dans les ténèbres, profitant sans nul doute de la prodigieuse nyctalopie dont jouissaient les membres de leur espèce. L’homme commença à s’engager lui aussi, marchant lentement, laissant Arcadius seul avec son cheval. Il hésita une dernière fois, se disant qu’il n’avait aucune envie de se retrouver dans un lieu enténébré avec sa monture lui coupant toute retraite. Le cheval avait assez de place pour s’engager de front, mais pas assez pour faire demi-tour. Lorsqu’il voulut parler, le souffle de sa voix mourut avant d’avoir formulé le moindre mot. Des flammèches qui ne reposaient sur absolument rien venaient de s’allumer tout le long du couloir, lui conférant une luminosité suffisante pour qu’il puisse se déplacer sans effort.
- Les sorciers… marmonna le guerrier dans sa barbe avant de se décider à le suivre.
***
La pièce était étonnamment spacieuse et très bien éclairée. C’était une grotte naturelle dont les constructeurs de la tour avaient profité pour poser ses fondations et aménager un souterrain secret pouvant contenir des stocks entiers de nourriture pour tenir un véritable siège. Une large part des parois de la grotte avait été recouverte de briques et de grands blocs de calcaire avaient été disposés un peu partout sur des grilles déposées sur des récipients. Ainsi l’humidité naturelle était-elle systématiquement drainée et permettaient de profiter d’un air sec et sain.
A l’exception d’une cheminée où brûlait un feu crépitant d’où s’échappait un son incroyablement délassant, il n’y avait aucune source de lumière naturelle. En effet, si le lieu était éclairé comme un salon en plein jour, c’était grâce à une grande sphère blanche flottant mollement à quelques mètres du plafond. Un sortilège basique que les étudiants apprenaient en première année aux collèges de magie de la Corne Dorée. Celui-ci était particulièrement réussi : la lumière qui en émanait était profondément douce, apaisante, et n’agressait pas les yeux même lorsqu’on la regardait directement.
Mais tout ceci ne constituait que le décor de fond d’un lieu marqué par deux formes bien distinctes de présence.
En premier lieu, on ne pouvait que remarquer plusieurs dizaines de chats, de taille normale cette fois-ci, jouant ou dormant partout où ils parvenaient à se poser d’une façon qu’ils jugeaient comme assez confortable. Souvent agglomérés en groupes de dormeurs, ils constituaient de véritables amas de poils ronronnant à la respiration régulière. Certains d’entre eux chahutaient sans qu’il n’y ait jamais de véritable bagarre. Ici et là, un poisson séché laissé au sol faisait l’objet d’un duel de petits coups de patte voyant le perdant se faire immédiatement consoler par quelques coups de langue maternels.
La seconde présence n’avait rien à voir avec celle des nombreux félins. Plus massive, et pour ainsi dire écrasante, il s’agissait d’un titanesque amas de livres et de rouleaux de parchemins. Chaque mur, chaque meuble présent était rempli et recouvert de dizaines d’ouvrages parfois poussiéreux et parfois neufs. Du plafond pendaient même des cordelettes incroyablement fines et tenant pourtant quelques rouleaux liés ensembles. Des tomes énormes affichaient des titres pompeux tels que « Histoire universelle de Mantica par le très sage… » suivi du nom d’un illustre inconnu. D’autres, plus fins, étaient des recueils de poésie donnant dans tous les genres. Une section de mur entière était consacrée aux récits héroïques des combats les plus glorieux que le monde ait connu ; d’autres abritaient des histoires fictives, allant du conte pour enfant au récit destiné à inspirer à des générations en passe de devenir adulte des sentiments de gloire, de justice, de dévotion et de courage. Arcadius aperçut également un tome intitulé « Récits érotiques illustrés de Thaniel Eldreth » et dont la couverture de cuir figurait avec une précision anatomique presque pieuse une elfe prenant son bain dans un lac.
L’inconnu se dirigea vers un fauteuil de cuir vieux et usé situé près de la cheminée et s’y assit, non sans en avoir gentiment chassé un des félins qui lui signala sa vexation par un « mi ! » tonitruant qui n’aurait pas effrayé une souris souffreteuse. Les deux énormes félidés vinrent se poser près du feu eux-aussi. Même allongés, ils étaient assez hauts pour que l’inconnu puisse distraitement leur caresser le haut du crâne, traitant ces créatures comme s’ils n’étaient que de simples chatons.
Arcadius se demanda sérieusement s’il était victime d’un sortilège d’illusion destiné à lui faire totalement baisser sa garde. Le lieu respirait tant la relaxation et le calme qu’il voulut se coucher à même le sol. Au lieu de cela, l’arme désormais au fourreau et son cheval placé près de l’entrée du tunnel, il approcha de l’inconnu avec une méfiance plus mesurée.
- Ma présence en ce lieu a-t-elle un prix ?
- Ne peux-tu prendre les choses comme elles viennent, guerrier ? Tu as un toit et tu es au chaud. As-tu rencontré si peu de gens bien intentionnés au cours de tes voyages ?
- Tous mes voyages n’ont été constitués que de campagnes militaires.
- Haaa oui, la guerre, dit l’homme d’un ton faussement nostalgique. Voyager, rencontrer des gens, découvrir leur culture, puis les tuer pour ne pas avoir à l’apprendre.
- Épargne-moi les jugements faciles destinés aux simples d’esprit, l’homme. Mon peuple vit à la frontière des Abysses. Je doute que tu regrettes de ne pas mieux connaitre la culture de leurs habitants. Ajoute à cela les créatures de la non-vie, les incursions des nains d’Abercarr contre lesquelles nous devons nous
défendre…
- Ton peuple est belliqueux, étranger du Sud. Mais ce n’était pas un reproche. Tous les peuples du monde le sont. Les non-violents sont voués à disparaitre vite, ou à vivre dans l’ombre de ceux qui les protègent l’arme à la main.
- Pourquoi m’as-tu invité ici ?
- Tu avais froid, tu étais mal, et tu n’avais pas l’air trop menaçant.
Il se retourna sur son fauteuil, révélant des oreilles légèrement pointues, une moustache longue et tombante, et des petits yeux trahissant un esprit fatigué mais rusé. Son visage était bienveillant, mais il s’y devinait une mélancolie certaine.
- Je t’ai entendu chanter. Je ne connais pas cette chanson. Laisse-moi en écrire les paroles et le prix de ta nuit au sec est réglé.
- Qui es-tu, l’homme ? demanda Arcadius, cette fois-ci sans la moindre agressivité.
- Pas exactement un homme, pour commencer, dit-il en souriant, passant une main sur ses cheveux noirs et lisses.
- Demi-elfe, je gage ?
- Tu gages bien. Je suis un archiviste, c’est tout.
- Voilà qui sonne comme un mensonge.
- Plutôt une omission. Mais si tu y tiens : je me nomme Jech Melaï, banni de la Porte de Tyris, jadis sorcier, puis druide. Quelqu’un qui a passé sa vie à tenter de préserver du savoir, et qui en a profité pour se distraire avec des récits captivants. Un simple égoïste voulant un havre de paix dans un monde qui ne la connait que trop peu. Quand un livre disparait dans le monde, j’ai l’espoir qu’un de ses doubles existe ici. Peut-être qu’un jour, ce lieu servira de renouveau à des cultures entières. Ou bien peut-être qu’il disparaitra avec moi.
- C’est pour cela que tu veux écrire ma chanson ?
Le demi-elfe resta silencieux un moment. Le crépitement des flammes dévorant lentement les bûches fut seul à ponctuer les silences. A l’exception du ronronnement bienheureux du chaton qu’il avait désormais sur les genoux.
Lorsqu’il se décida à reprendre la parole, Arcadius fut presque surpris : il commençait à penser que son hôte s’était assoupi.
- Comme je te l’ai dit, je ne la connais pas. Elle a donc échappé à 440 ans de recherches et de vigilance de ma part. J’en déduis que ton peuple l’a inventée récemment.
Arcadius s’assit dans l’un des fauteuils présents, et aussitôt le chaton qui avait été chassé de celui où l’archiviste avait choisi de s’assoir sauta sur ses genoux. Le basiléen était incroyablement las, et son réflexe fut de vouloir repousser l’envahissante boule de poils grise et blanche. Il n’en fit rien. La bestiole finirait par se lasser toute seule.
Au bout d'un long moment, sans rien dire, il quitta son fauteuil et se dirigea vers ce qui ressemblait à une paillasse et s’y installa, après en avoir chassé les dix-sept chats qui avaient choisi d’en faire leur fief pour la nuit. Quelques miaulements outrés lui furent adressés mais il n’en soucia pas. Au pire, ils pisseraient sur ses affaires pour se venger. Il n’était vraiment plus à cela près.
***
Jech Melaï s’éveilla doucement, profitant jusqu’au dernier instant de la chaleur de sa couverture et de la respiration apaisante du petit parasite qui avait décidé que ses genoux étaient désormais un lit à part entière.
Il entendit le bruit caractéristique d’une sangle métallique en train d’être manipulée et n’eut pas besoin de se retourner pour savoir que son invité était en train de préparer son cheval. Le feu était presque éteint.
Un de ses chats géants était en train de faire sa toilette à côté d’Arcadius. Le cheval n’aimait manifestement pas cela, mais il demeurait immobile.
- Merci pour ton hospitalité, semi-elfe.
- Tu n’as pas payé le prix demandé.
- Sur la table.
Jech s’empara d’un parchemin sur lequel étaient griffonnées des pattes de mouche tout-juste lisibles.
- Peux-tu ordonner à ta créature infernale d’arrêter cela ? demanda Arcadius d’un ton agacé en désignant le chat géant qui se frottait contre ses jambes et les pattes de son cheval.
- On ne peut rien ordonner à un puma d’hiver. Cette espèce est aussi obstinée que la race naine entière. Et les habitants du lieu sont mes amis, pas ma propriété. Ils font ce que bon leur semble.
- Et bien donne-moi son nom que je puisse mettre la théorie à l’épreuve, s’agaça le guerrier en tentant de calmer son cheval, guère habitué à ce traitement de la part d’un prédateur de cette taille.
- Mace.
Arcadius étudia en détail le félin envahissant. Il mesurait plus d’un mètre au garrot, et sa fourrure très épaisse renvoyait des nuances de blancs teintées de taches grises. Ses pattes s’élargissaient au niveau des griffes, mais il n'émettait faisait pas un son en marchant. C’était une créature faite pour la discrétion de la chasse. Sa tête, proportionnellement plus large que celle d’un simple chat domestique, voyait sa fourrure partir en deux pointes opposées au niveau des joues. Il ressemblait à un commandant de marine s’étant laissé pousser d’énormes favoris. Ses yeux, immenses et jaunes, exprimaient systématiquement le calme absolu d’un être trop sûr de lui pour son propre bien.
Plusieurs fois, Arcadius s’adressa à la bête comme il l’aurait fait avec un subordonné, lui ordonnant de ne pas rester dans ses jambes. Systématiquement, Mace regarda le basiléen comme s’il était un parfait imbécile.
- Il a décidé qu’il t’aimait bien. C’est rare.
- Si tu me dis que j’ai de la chance, je mets le feu à cet endroit ! pesta le guerrier en saisissant la sangle.
- Alors je ne le dirai pas, répondit Jech, l’archiviste solitaire, non sans sourire au passage.
Arcadius guida sa monture hors de la grotte sans rien ajouter, adressant ses adieux d’un simple geste de la main. Sitôt dehors, il remonta en selle et lança le hongre au grand galop. Il pesta quand il vit que Mace le suivait sans difficulté, prenant cela comme un jeu.
Lui qui souhaitait rester aussi discret que possible allait devoir supporter la présence de la seconde plus grosse espèce de félin qu’il ait jamais vu jusqu’à ce que ce « Mace » en décide autrement.
- Au moins il ne pleut plus, marmonna-t-il alors que son cheval accélérait.
***
Nulle lueur, aucun espoir ;
Son sourire, à jamais, interdit.
Car nul ne saurait l’émouvoir ;
La perfection est à ce prix.
Un chant d’adieux avant la fin ;
Le seul présent que je puis faire.
Accepte le, sois mon témoin ;
Adouci donc cette âme de fer…
Choix honteux, impardonnés.
Ses vœux d’amour tombent en poussière.
Terre trop basse, Cieux éthérés.
Vaniteux celui qui veut la Lumière.
Un chant d’adieux avant la fin ;
Le seul présent que je puis faire.
Accepte le, sois mon témoin ;
Adouci donc cette âme de fer…
Dirigé vers les brasiers,
Les brumes étouffantes attendent ta venue.
Ignoble, avides, affamées.
Porte vers elles ta seule vertu.
Un chant d’adieux avant la fin ;
Le seul présent que je puis faire.
Accepte le, sois mon témoin ;
Adouci donc cette âme de fer…Le demi-elfe s’empara d’un tome lui servant à consigner les poésies nouvelles et y rédigea soigneusement la chanson. Il passa des heures à l’enluminer avec art et délicatesse, et lorsqu’il fut enfin satisfait il se décida à aller manger. Ses nombreux amis étaient tous partis pour traquer les rats des plaines et les oiseaux de passage, et seul restait à son côté le second puma d’hiver qui avait choisi de rester près de lui.
- Merci de ta patience, Briweï, dit-il en lui grattant doucement les oreilles, s’attirant un grognement satisfait.
Jech reposa le livre sur son bureau et s’en fut à son tour. Il se sentait mélancolique.
Il n’avait guère de doute sur l’identité de l’auteur du chant. Quant à la raison qui le poussait ver le Nord, il préférait l’ignorer.
***
Ils se sont tous dirigés vers le Nord, par quatre routes différentes. Les nains par la route des Montagnes, comme de bien entendu. Les basiléens par la route menant directement vers les terres qu’occupaient les ogres, avant l’inondation de ces dernières. Les mercenaires de Rhordia ont choisi d’emprunter la voie des airs avec de gigantesques aralez. Ils seront sans-doute les premiers arrivés. Ceux des Royaumes Successeurs ont choisi une embarcation rapide pour la Mer de Suan.
Ils semblent tous se diriger vers divers points clefs autour des Abysses.
Je n’en connais pas encore la raison, mais l’homme recherché leur est très précieux. Les informations de nos amis communs n’ont pas été d’une grande aide, je vais donc devoir en chercher d’autres moi-même. Cela ne sera pas un problème, j’ai déjà décidé à quel groupe j’allais discrètement me joindre. Et puis la mer n’est-elle pas propice aux rencontres et aux discussions ? Je vous jure, mes bien chers maîtres, qu’ils parleront. Sans quoi, je saurai les faire hurler.Dernier message reçu de Falkred dit « le subtil » avant sa disparition et l’arrêt de l’envoi des messages.