Chapitre 1 : Le Tracé du Déchu
- Allons, les gars ! C’est la dernière ! Une dernière charge ! Éradiquez ces horreurs !
Seuls quelques cris fatigués mais néanmoins chargés de l’énergie haineuse de ceux qui n’ont plus rien à perdre répondirent à cet ordre. Les cavaliers étaient tous dans un état lamentable, leur armure fendue ou en partie arrachée, et tous saignaient abondamment de multiples entailles. Il s’élevait du champ de bataille une puanteur épouvantable mélangeant la fragrance de la peur, des cadavres frais, des entrailles chargées de merde exposées à l’air libre et celle du souffre volcanique. Le sol rendu boueux par le sang qui l’imprégnait empêchait qu’une trop grande quantité de poussière ne s’élève et rende l’atmosphère brûlante encore plus insoutenable.
Le sol tremblait sous les pas des soldats qui luttaient avec acharnement pour renverser la vague d’abyssaux inférieurs vomis par les brèches dans le flanc de la montagne. Pire que tout, l’insurpassable vacarme rendait la mêlée plus confuse que jamais. La discipline basiléenne pourtant réputée légendaire était mise à rude épreuve tant il était difficile de garder les rangs des formations cohérents et solides. Les officiers devraient hurler les ordres de toutes leurs forces pour être entendus, et les messagers qui tentaient de passer d’un point à l’autre du champ de bataille pour assurer la cohérence des actions des armées coalisées étaient dans un état de confusion absolu, ignorant qui retrouver et à qui parler tant les morts étaient nombreux.
Lorsque l’un d’entre eux s’adressa directement à lui, il dû le faire répéter trois fois pour comprendre, son casque intégral rendant les sons résonnants et encore plus difficile à saisir au milieu de ce qu’il qualifiait de « titanesque merdier ».
Un de ses homologues juché sur un terrible griffon de guerre lui passa au-dessus de la tête à quelques mètres à peine, s’écrasant au sol en emportant une dizaine d’abyssaux mineurs dans sa mort et celle de sa monture. Il y eut d’autres hurlements et il ne sut quoi faire. Il ne savait même plus dans quelle direction il devait regarder, jusqu’à ce qu’il retrouve la montagne, seul point de repère stable quand la fumée de dispersait suffisamment pour qu’on la vît.
Sorti de nulle-part, un énorme moloch brandissant une hache qui faisait sa taille se dirigea vers lui. Le démon cornu dont les dents ressortaient comme des défenses fusionnées avec des crocs avait la peau écarlate, et il ignorait si c’était parce qu’il était intégralement recouvert de sang ou s’il s’agissait de sa couleur de peau naturelle. Ses yeux renvoyaient une lueur verte émeraude étrangement belle ; il était dérangeant de voir quoi que ce soit de plaisant sur une créature aussi hideuse. Cette impression de malaise ne fit que s’accroitre lorsque le monstre sourit alors que le nombre de mètres les séparant s’amoindrissait au rythme régulier de ses pas lourds et déterminés.
Lui, ne fit que rendre son sourire au démon avant de se mettre à marcher en direction du duel qui s’annonçait. De la main il fit un petit moulinet pour échauffer son poignet, ce qui était parfaitement inutile. Il combattait depuis plus d’une heure, et son corps était déjà parfaitement échauffé, mais il savait que la créature démoniaque allait voir cela comme une marque d’arrogance de sa part. Cela allait l’énerver ; cela allait lui faire commettre une erreur.
Un des abyssaux mineurs quitta sa horde pour fuir vers un endroit où la mêlée était moins intense et se retrouva sur son chemin. Il le décapita d’un revers de lame sans même tourner la tête. Il éclata de rire avant de légèrement presser le pas en direction du moloch, et ce dernier rugit de colère de voir que son adversaire n’avait absolument pas peur.
Lorsqu’ils ne furent plus qu’à deux mètres l’un de l’autre la créature bâtie comme un golem brandit sa hache et l’abattit dans un coup descendant qui aurait pu fendre un jeune arbre en deux. Le coup était marqué par la nature de celui qui l’avait porté : très puissant, et dépourvu de la moindre finesse. Il l’esquiva facilement en faisant un pas de côté et porta un coup de sa longue épée le long du flanc de la créature, déchirant sa chair, avant de faire un autre pas plus véloce en direction de l’arrière, afin d’éviter un coup défensif balancé par le moloch désormais rendu fou par la rage et la douleur. Il effectua une botte à une vitesse volontairement trop lente, laissant le monstre croire qu’il était parvenu à détourner sa lame. Lorsque celle-ci arriva là où il le souhaitait il porta sa véritable attaque en direction du genou gauche de la créature infernale avec assez de force pour que l’os se brise. Il bondit immédiatement en arrière alors que le moloch s’effondrait en tentant de mettre le manche de sa hache entre lui et la lame qui arrivait à toute vitesse vers son crâne dans un coup porté à l’horizontal.
Ce fut insuffisant.
La lame de l’épée bâtarde traversa le manche de l’arme grossière et vint se planter dans sa tête. Le paladin riait, riait encore, dans une forme de rire nerveux incontrôlable et assourdissant à cause de la résonance de son casque complet qui cachait sa physionomie, à l’exception de ses yeux bleu comme un ciel d’été. Le coup fut si violent que le monstre pourtant à genoux s’écroula en partant en arrière, s’effondrant sur le dos dans une mare de boue mélangée à son sang aux tons pourprés bien plus foncé que celui des humains.
Il se chercha immédiatement un nouvel adversaire, s’assurant que les régiments qui l’entouraient tenaient toujours bon, jusqu’à ce qu’il entende un cri. Le cri de douleur d’une femme.
Son cœur cessa de battre en entendant cette voix.
Il manqua un battement de plus quand il sentit une main énorme agripper sa jambe au niveau du mollet. Le moloch était mort, son regard éteint, et son crâne presque coupé en deux. Pourtant il lui parla, et il voulut hurler lorsqu’il entendit sa propre voix dans la gorge du monstre.
- C’est ma faute ! dit-il d’un ton gémissant où se devinaient les sanglots. C’est ma très grande faute ! ***
Arcadius s’éveilla de son cauchemar en hurlant, une dague à la main instinctivement tirée du petit fourreau caché sous son oreiller.
Rholt le tavernier était là, dans l’embrasure de la porte de sa chambre minuscule, penaud et hésitant, semblable à un enfant ayant fait la plus grande bêtise de sa vie face à un adulte à la sévérité extrême.
- Qu’est-ce que tu veux ?! cria Arcadius avec un regard où brillait la lueur du meurtre à peine contenu.
La dague était toujours dans sa main ; le tavernier dû s’y reprendre à trois fois pour répondre.
- Vous… m’aviez demandé de vous réveiller avant l’heure du déjeuner, monsieur ! J’ai à peine entrouvert la porte, et…
Le basiléen ne répondit pas ; il tentait de reprendre son souffle alors que les mots sur lesquels s’était achevé son cauchemar continuaient de le hanter. Il fit un signe d’acquiescement dans la direction du tavernier et le remercia même d’un ton plus mesuré, avant de lui demander de le guider jusqu’à la cuisine.
Il avait dormi tel qu’il était la veille, tout revêtu de son armure de cuir, et n’eut que sa ceinture à reboucler autour de sa taille, son épée claquant contre sa jambe, tandis que le fourreau de sa dague était solidement refixé autour de ladite ceinture.
Il laissa sa paillasse inconfortable, ne regrettant que la chaleur de sa couverture en cette froide matinée signant le début de l’automne.
Une fois dans la cuisine, il acheta des provisions qu’il paya rubis sur l’ongle au tavernier qui fut ravi de les lui céder à un prix plus qu’honnête. S’il achetait des provisions, c’était qu’il comptait partir, et de cela Rholt ne pouvait que se réjouir.
Arcadius déjeuna d’une soupe brûlante, de pain et de fromage, avant de sortir récupérer son cheval dans un minable petit amas de planches qu’on tentait de faire passer pour des écuries. Rholt était bon cuisinier ; autant qu’il était un menuisier lamentable.
- Mon gamin sait y faire avec les chevaux, dit le tavernier avec un soupçon de fierté dans la voix.
Arcadius ne répondit par l’affirmative que d’une voix distraite en inspectant précautionneusement l’état de sa monture qui avait effectivement été bien nourrie, brossée, et sellée avec un savoir-faire étonnant.
- Il sait y faire, consentit Arcadius en jetant une pièce en direction du tavernier qui la rattrapa avec adresse malgré sa corpulence. Fais-en un palefrenier, il fera fortune.
Rholt pâlit en voyant la pièce. C’était de l’or. Une pièce de facture naine.
- Monsieur, vous vous êtres trom…
- Je ne me suis pas trompé. Tu as été honnête avec moi et je ne t’ai pas facilité la vie. Accepte ça en guise d’excuses, et reste discret bon-sang ! Combien de crétins vont-ils tenter de t’arracher la gorge si tu leur montre que tu as de l’or dans ton coffre ?!
- Oui ! Je… Merci. C’est tout ; merci !
- Tu iras rejoindre les dieux avant les autres, murmura Arcadius pour lui-même, alors que le gros tavernier s’en allait en serrant la main au point de s’en faire rougir les doigts.
D’autres voyageurs se préparaient à partir. Beaucoup avaient plié bagage dans la matinée, et ceux qui étaient restés pour manger ici étaient peu nombreux. Un encore plus petit nombre arrivait d’un peu partout. Arcadius les regarda un moment, tentant de deviner où est-ce qu’ils allaient en fonction de la direction qu’ils prenaient, jusqu’à ce qu’on l’interpelle.
C’était le centurion naïade de la veille, ses traits étranges donnant en permanence l’impression qu’il affichait un air sévère. Il s’avançait d’un pas assuré mais pas trop pressé.
- L’humain, dit-il sans plus de cérémonie.
- Centurion, répondit Arcadius sur le même ton.
- Tu m’as évité de devoir tuer ce lourdaud hier, et probablement ses amis aussi je gage. Je te dois au moins des remerciements pour ton intervention.
Quelques-uns des voyageurs sur le départ observaient la scène de loin. Ils avaient sans-doute assistés aux évènements de la veille.
- Tu ne me dois rien, dit Arcadius en faisant un sourire de façade qu’il espérait convaincant, tendant la main dans un geste fraternel.
Ils se serrèrent les poignets à la manière des guerriers avant de se pencher vers l’autre afin de se donner l’accolade en signe d’amitié. Ce fut à cet instant qu’Arcadius murmura près de ce qui servait d’oreille au naïade.
- Trouve une autre méthode pour que je te remarque la prochaine fois espèce d’imbécile. Tu as failli me faire repérer.
- Je suis un soldat, pas un maître espion. Toutes les informations qu’il te fallait sont sur le papier que j’ai glissé dans ton bracelet de force. Ne me contacte plus jamais. Ma dette envers toi est réglée. Compris ?
- Puisses-tu vivre longtemps, et regagner tes royaumes en paix. Cette vieille dette de sang est effacée. Disparais de mon chemin à présent.
- Cela vaut mieux oui, répondit le centurion en se redressant. Ceux qui croisent ta route ont rarement la chance de rester en bonne santé.
Arcadius se tendit à ces mots et eu très
très envie de sortir son poignard. Il n’en fit rien, et n’ajouta pas un mot. Sans un regard en arrière, il enfourcha son cheval et le lança au trot, s’assurant au toucher que le message était bien dans son bracelet de force en cuir bouilli et clouté.
Il était le seul de la foule entière à prendre la direction du Nord.
***
Une fois assez loin pour être hors de vue de tous, il sortit le message, le déplia, et commença à lire sans se soucier de son cheval qui avait adopté un rythme plus lent avant de s’arrêter pour brouter. Les lettres avaient été tracées avec soin, mais de l’encre avait coulé. Fort heureusement tout était lisible.
Suis la plaine en direction de l’embouchure Nord du fleuve menant à l’ancienne Mer Gelée. Une centaine de kilomètres avant d’arrivée vers la Steppe du Mammouth, oriente toi vers l’Est, jusqu’aux collines cabossées qui te mèneront en direction de Deiw la maudite. Cherche des ruines de pierre émergeant d’un lac artificiel, bien avant les montagnes. L’endroit à l’air désert. Mais ce qui l’entoure ne l’est pas. Si celui que tu cherches vit encore, il sera dans une cabane en bordure du lac. Où dans les ruines. Ne le regarde pas dans les yeux. Jamais. Ne lui serre pas la main. Ne le laisse pas toucher le moindre des objets qui t’appartiennent. S’il en frôle un même par accident, brûle l’objet tout de suite. N’accepte aucun cadeau ; paye ce qu’il te demande sans rien omettre. Ne lui dit rien d’autre que ce que tu veux qu’il sache. Il respecte toujours sa part du marché, mais il essaye toujours de piéger son client. Choisi tes paroles avec le plus grand soin. Rompre un contrat avec lui n’est une bonne idée pour personne. Si tu n’as pas les moyens de négocier va-t’en. Même les Nains Abyssaux l’évitent ; il y a pour cela d’excellentes raisons.Il n’y avait pas de signature et la lettre s’arrêtait là.
Arcadius fut tenté de l’apprendre par-cœur puis de la brûler, mais il se retint. Il ne pouvait pas se permettre de se fier à sa seule mémoire avec des indications aussi vagues. Il rangea la lettre à l’intérieur d’une des sacoches contenant le foin pour sa monture, la dissimulant du mieux qu’il pouvait.
Il relança sa monture au trot et cette dernière renâcla, contrariée d’être interrompue dans son repas, avant de finalement obtempérer.
Il ne lui fallut faire que quelques kilomètres avant de tomber sur une dizaine d’éclaireurs gobelins qui se chamaillaient jusqu’à ce qu’ils le remarquent. Ils se mirent alors à crier et agiter les bras dans sa direction, et tous sortirent à la va-vite des arcs de mauvaise facture.
Arcadius soupira en sortant son épée du fourreau, saisissant de mauvaise grâce un bouclier accroché à la selle de son palefroi.
- Peut-on imaginer pire départ ?! grogna-t-il à voix haute.
Ce fut à cet instant que le ciel se décida à libérer la pluie de ses nuages gris et ternes ; une pluie glaçante et partie pour durer.
- ET MERDE ! hurla Arcadius, avant de lancer sa monture au galop.
Il était presque heureux que les gobelins soient présents désormais. Il allait pouvoir se venger sur quelque-chose. Et les petites créatures verdâtres ignoraient à quel point elles allaient avoir mal.
Fin du premier chapitre ! N'hésitez pas à commenter, je suis curieux d'avoir vos avis ^^