La caverne gelée résonnait du son des coups de poings échangés. A dix mètres d'eux, un poignard à la lame recourbée reposait par terre, tremblant sous les impacts faisant vibrer le sol glacé comme s'il frémissait d'exaspération à l'idée de ne pouvoir se joindre à la tuerie.
Lui avait un oeil tuméfié et une lèvre enflée sous l'impact d'un coup balancé avec force et désespoir. Elle, s'en sortait moins bien, avec deux cottes fêlées et une grosse déchirure dans la chair de sa nuque. Il l'avait mordue. Et il tentait de recommencer.
Au début, il avait tenté de la maîtriser, de l'immobiliser en bloquant ses mouvement et en l'épuisant, de l'étouffer jusqu'à ce qu'elle s'évanouisse. C'était une faiblesse dont elle avait profité au maximum, car tuer est toujours plus facile. Pas de retenue, pas de règles, juste une proie qui doit devenir une victime. Quand elle était parvenue à le blesser, il avait grogné. Pas "grogné" comme on pousse un soupir agacé ou outré ; non, il avait vraiment feulé comme une sorte d'animal, et elle avait reculé par réflexe. Elle connaissait bien ce genre de son...
A présent elle était en dessous de lui, tentant de le renverser sur le côté, tandis qu'il jouait de son poids supérieur pour la garder immobile, et tenter de déchirer sa gorge de ses propres dents. Il poussait des cris horribles, des borborygmes mélangeant le rire d'un malade mental et le hurlement de rage le plus absolu. Elle avait été formée à se dégager de ce genre d'étreinte, mais la douleur et un début de panique lui faisaient perdre ses moyens. Elle parvenait à esquiver ses attaques, devenues maladroites, mais elle perdait ses forces petit à petit.
Tous deux étaient intégralement focalisés l'un sur l'autre. Question de survie basique en pareille situation ; c'est néanmoins pour cela, qu'ils ne l'entendirent pas arriver.
***
Il marchait dans la neige d'un pas assuré, nullement ralenti par les congères, le manque de visibilité dû à la tempête, et certainement pas par cette température atrocement basse de haute montagne au coeur d'un hiver qui s'annonce. Trouver la caverne ne fut pas difficile non-plus. Il savait exactement où chercher. Il était déjà venu dans cet endroit...
Quand il entendit les bruits de la bataille résonner dans les couloirs sombres de la grotte, il sortit une arme particulièrement meurtrière et s'avança doucement, prêt à tuer, sans émettre le moindre son.
***
Elle le renversa en profitant du fait qu'il tentait pour la troisième fois de plonger ses dents dans sa gorge car il penchait juste assez du côté droit pour qu'elle puisse le déséquilibrer. Il ne lâcha pas pour autant ses avant bras qu'il tenait d'une poigne de fer, et ils roulèrent sur le côté ; elle en profita pour lui donner un coup de tête opportuniste, tentant de lui briser le nez. Elle n'y parvint pas tout à fait mais le fit assez reculer pour qu'il desserre à peine son étreinte.
Ce fut assez pour qu'elle se dégage d'un coup, se déhanchant comme un serpent malgré la douleur atroce de ses côtes aux os abimés. Elle put se reculer quelques pas et ne tenta pas de profiter du fait qu'il était encore au sol pour se jeter sur lui à nouveau. Sur n'importe quel autre genre de cible elle n'aurait pas hésité une seconde. On lui avait appris à ne jamais négliger une opportunité ni délaisser un avantage. Mais ce conseil était valide pour ceux qui se battent selon une certaine méthode, maîtrisant leurs gestes et ayant une idée de ce qu'ils font. Même les alcooliques frappaient selon l'idée qu'ils se font de ce que doit être un coup de poing quand ils devenaient belliqueux. Lui... Il était totalement imprévisible.
Elle se maudit de son hésitation quand elle le vit se relever, lentement, les épaules souples comme celles d'un félin, une lueur de mort dans le regard. La même lueur de folie qu'elle avait vu si souvent dans les yeux de certains demi-elfes au sein de son peuple. Le regard des berserks.
Elle sortit de minuscules lames de ses bracelets de cuir doublés de fourrure grise. Elle observait chacun de ses gestes, calculait le rythme de son souffle, anticipait le moment où il attaquerait, tout en se demandant si elle aurait la possibilité de lui voler l'initiative. Elle visualisa la scène en une seconde : jeter son premier stylet dans sa direction, viser le visage, pour le forcer à la perdre de vue une seconde à peine. Une précieuse seconde dont elle pourrait tirer profit pour se jeter sur lui avec l'autre arme en main. Elle pourrait alors viser son ventre, ses yeux, sa gorge... Tout ce qui se présenterait quand il n'y aurait plus entre eux que deux pas. Qu'il soit devenu imprévisible le rendait très dangereux, mais le fait qu'il soit brutal ne changerait probablement rien ; un combat ne se décidait pas là-dessus quand il opposait des combattants expérimentés.
Elle retint son souffle avant de prendre une meilleure pose, plaçant ses jambes dans une position qui lui permettrait d'esquiver ou de se jeter en avant de façon fulgurante. Ses poumons se vidèrent, elle arma son bras...
Et le son d'une arme à poudre retentit dans la caverne.
***
La fumée mit une éternité à se disperser. Et l'écho du coup de feu sembla résonner plus longtemps encore. Le bruit de deux souffles haletants se firent finalement entendre quand la détonation s'effaça totalement.
Arcadius et Tzelia étaient paralisés par la suprise, les muscles tendus à l'extrême. Quand la voix de l'intrus rententit, ce fut comme un éboulement rocailleux provoqué par une explosion.
- Tu m'excuseras si j'ai pas frappé avant d'entrer,
Hum, mais j'savais pas si je devais viser ton amoureuse ou vous jeter un seau d'eau froide. Dans le doute...
- Piotric ! Tu n'étais pas censés me retrouver ici !
- Et toi tu n'étais pas censé me faire attendre plus de trois jours après réception de ta putain de lettre ! J'ai dû sacrifier deux tonnelets de mon meilleur alcool de roche pour que mon équipage arrête de m'les casser et parte sans toi ! Tu peux ajouter ça à ta facture ! Maintenant tu fais les présentation ou tu veux que je vous laisse continuer à vous faire des câlins ?!
- C'est une Dague de Givre ; ne baisse pas ta garde !
Le nain essuya distraitement la neige qui s'était accrochée à sa titanesque barbe rousse tressée et ramena son fusil sur son épaule comme s'il parlait avec deux vieux amis. Il poussa un soupir désespéré avant de s'approcher d'une démarche si désinvolte qu'on eut dit qu'il entamait une ballade digestive.
- Y'a vraiment que vous, les
Hum et les oreilles pointues, pour avoir peur d'un cure-dent... dit-il d'un ton désolé. Et si la petiote était vraiment une Dague de Givre elle aurait vu ouesqu'j'ai tiré.
- Je ne sais pas ce que tu racontes, sac à bière, répliqua la demi-elfe d'un ton haineux, mais tu n'as touché personne avec ton arme barbare ! Dégage maintenant, cette affaire n'a rien à voir avec toi ! J'ai une cible à tuer !
- Harrr, les jeunes, soupira le nain derechef, s'arrêtant de marcher alors qu'il était à trois mètres à peine d'eux.
Quand le stalactite de glace endommagé par son tir tomba vers Tzelia, elle eut à peine le temps de faire un pas de côté, alertée par le bruit pourtant infime de la glace fragilisée achevant de se fendiller. Il était pointu et lourd. Si elle l'avait pris sur le crâne, elle serait probablement morte.
Mais ce faisant, elle laissa une ouverture dont Arcadius put profiter.
Son coup de pied percuta violemment ses deux avant-bras repliés en position de défense. Mais elle ne put rien faire pour bloquer le coup de bâton métallique qui vint heurter l'arrière de son crâne. Elle resta consciente quand ses genoux s'effondrèrent sous elle. Elle continua d'entendre les sons, comme s'ils étaient terriblement lointains, quand ses paupières commencèrent à peser autant que le poids de son échec.
Cette fois-ci, je suis morte... pensa-t-elle avant de sombrer dans l'inconscience.
***
- Et tu as dit qu'ils devaient arriver quand ?
- Fais pas ton impatient avec moi,
hum ! C'est toi qui est en retard ! S'tu crois qu'jai qu'ça à faire, m'occuper des lambins dans ton genre !
- QUAND bon sang ?! Si tu crois que la gamine est la seule que j'ai aux trousses tu peux raser ta barbe en avance pour en faire un tapis mortuaire !
- Baisse d'un ton ! Ils s'ront là quand ils s'ront là,
foulkr ! Pour quelqu'un qui a une réputation de furieux tu parles comme un pétochard abreuvé à la bière d'eau de mer ! Ils sauront exactement où me trouver, les runes de mon armure sont liées à celles de Bronja ; je l'saurai quand ils s'ront là alors assieds toi un peu et arrête de me casser les arpions ! J'ai accepté de t'emmener non ?
Arcadius soupira de lassitude. Il jeta un œil à la captive, si bien attachée de tous les côtés qu'elle ressemblait à une saucisse mise à sécher dans une cave. Il n'avait pas voulu prendre de risque. Cette furie avait du répondant.
Puis son regard se reporta sur le nain qui était venu à sa rescousse. Plutôt grand pour les critères de son peuple, il était roux comme une bière de l'Extrême Nord, et une vilaine cicatrice barrait son visage au niveau de la joue droite. Sa barbe, bien que soigneusement entretenue, n'affichait aucun des anneaux et autres colifichets que les nains utilisaient pour décorer leurs poils faciaux. Il était vêtu d'une broigne de cuir épaisse où la maille perçait par endroits, recouverte d'une cape de fourrure plus épaisse encore. Il avait un ventre à bière particulièrement apparent, mais son épaisseur graisseuse n'était pas à confondre avec de la faiblesse. Ses épaules, larges et musculeuses, trahissaient une vie faite de travail manuel autant que de combats.
Piotric Garaganson, le plus fameux mercenaire, corsaire, escroc, flibustier occasionnel et filou permanent de sa profession ingrate. Rejeté par son peuple pour son sens de l'honneur discutable ("inexistant" ayant été employé à plusieurs reprises par nombre de seigneurs ayant juré de le voir mort), il mettait un point d'honneur à travailler pour des nobles Basiléens, pour peu que ces derniers aient besoin d'un service non-orthodoxe, et qu'ils en aient les moyens.
"
Pourquoi Basiléa ?!" disait-il à qui voulait l'entendre (et aux autres aussi), "
N'est-ce pas évident, gamin ?! Pour l'or des hum,
et pour faire chier Golloch !"
Arcadius avait engagé le nain en connaissance de cause. Et il n'avait aucun regret. Pas plus qu'il n'avait le moindre sous vaillant restant une fois la somme réglée.
- Je ne veux pas que tu prennes tout ça à la légère, Piotric. L'Hégémonie entière me recherche, et mes frères ne sont pas les seuls. J'ai... J'ai fait quelque chose de grave.
- Ben voyons, mon gars ! Les culs bénis de ton petit empire sont tellement chatouilleux ! Qu'est-ce que tu as bien pu faire ? J'parie que...
- J'ai volé les restes d'un phénix.
Le silence qui se fit dans la caverne fut assourdissant. Piotric eut d'abord l'air éberlué, puis pâle à l'extrême, et enfin une froide détermination se peignit sur son visage. Les doigts sur le manche d'une hache faite pour être tenue d'une seule main. Son aspect jovial habituel avait totalement disparu.
- Mon gars, t'as intérêt à expliquer les choses sacrément bien, là... Mon peuple ne m'a pas en haute estime, je suis un mercenaire et un parias dans pas mal de cités... Mais si tu as merdé avec une des créatures favorites de Fulgria...
- Je n'ai pas "merdé", Piotric. J'ai... Peut-on en parler une fois que nous aurons embarqués ?
-
Foulcrasse que non,
hum ! On en parle maintenant !
***
Il avançait sur la neige, suivant la piste avec une aisance grandissante. Plus il approchait de sa proie, plus son âme devenait palpable, possible à tracer comme un mince filet de brume longiligne raccroché à l'être vivant l'ayant émis. Une brume à la fois visible, palpable, odorante... une piste de vie, psychique et goûteuse.
Il sentait qu'il n'était plus très loin.
Les humains qu'il avait si délicatement massacrés avaient été une distraction bienvenue autant qu'une étape indispensable pour s'approcher au mieux de la piste de la cible. Il sentait qu'il n'était plus très loin. La neige ne le gênait pas. Il venait d'un endroit infiniment plus froid. Infiniment, infiniment plus froid...Piotric avait sorti sa hache du reposoir en cuir accroché à sa ceinture. Il avait l'air prêt à tuer au moindre faux-pas de son interlocuteur.
- Piotric, je suis un croyant du culte des Lumineux, tu sais bien que je...
- Je sais que ton petit empire te cherche comme si t'avais culbuté la fille de l'Hégémon sans lui demander d'abord ! Et maintenant tu me dis que t'as volé une relique sacrée de la Déesse du Feu Blanc ! Alors non, humain, je ne "sais" rien ! Explique toi maintenant !
- D'accord, d'accord... tenta Arcadius en signe d'apaisement.
Il s'assit, jetant un œil par intermittence dans la direction de la captive afin de s'assurer qu'elle ne profitait pas de leur distraction pour s'échapper à nouveau.
- J'attends,
hum... gronda Piotric comme un vieil ours réveillé de mauvaise humeur.
- Je sais. Bon... As-tu entendu parler de la bataille de la Plaine Garaag ?
Il pouvait entendre leurs voix à présent ! Ils étaient si proches ! Il commença à courrir, ignorant le vent et la neige s'accumulant sur lui, comme tentant de le retenir. Il se retenait de rire, C'était le moment ! Et il allait le savourer. - Nos troupes se sont déployées en nombre ce jour-la, Piotric. J'étais parmi eux, et j'avais...
- Va au but, gamin ! Je me fous de savoir combien vous aviez de carquois de réserve et si vos guerrières étaient à poil sous leur soutane !
- Tu veux la version courte ?! S'énerva soudainement Arcadius. Très bien ! J'ai abandonné mon poste pour secourir... Pour aller aider quelqu'un. Mon régiment a volé en éclats quand j'ai fait ça. Près de onze paladins sont morts à cause de moi !
- Ça, gamin, ça explique que-dalle sur la "babiole" que tu trimballes.
- Les Phénix meurent, comme toute créature de ce monde, Piotric. Pour rendre la vie à l'un d'eux, tu sais ce qu'il faut faire. Tous les membres de ton peuple le savent.
Le regard de Piotric s'illumina soudain. Et la colère se changea en tristesse dans son regard.
- Ho non, gamin... Tu te rends aux Abysses ?
- Oui Piotric. Vers ses flammes et sa lave. Une fois la plume de phénix plongée dans le feu infernal, la créature bénie renaitra. Elles apportent avec elles sagesse, guérison, et feu guerrier pour ceux qui combattent les forces du mal. Je dois expier ma faute. La vie de onze paladins contre celle d'une bête sacrée. Je n'ai pas trouvé mieux.
- Ce genre d'expédition prend des mois de préparation, enfoiré d'imbécile ! Il faut faire appel à des éclaireurs et observateurs sur des dizaines de mille pour trouver par où passer ! Comment as-tu prévu de revenir en te ruant là-bas tout seul sans que ta quête n'ait été approuvée par qui que ce soit ?! Est-ce que tu es complètement con ?!
- Non Piotric. Je n'ai juste pas prévu de rentrer vivant.
-
Voila qui est plaisant à entendre ! S'exclama une voix au timbre aristocratique et au ton moqueur.
Piotric et Arcadius se retournèrent soudainement en direction de la voix mais ne virent rien. Et autour d'eux, les ombres de la caverne s'animèrent.
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