Cinq
La pluie s’abattait violemment, trempant la compagnie elfique alors qu’ils longeaient les rives de Wellwater. Ils marchaient le long de la piste défoncée, des lanternes en métal allumées, gardant autant que possible leurs distances avec le lac géant. Les histoires abondaient sur des naïades envoyant des bêtes faites d’eau contre n’importe quel peuple de la surface qu’elles considéraient comme une menace pour leurs terres, attaquant les ignorants et les imprudents. Personne ici ne tenait à s’attarder sur ces rives, particulièrement de nuit.
Le lac était entouré par la Forêt de Darklin, et ils devaient traverser des bosquets de plus en plus épais alors que leur périple se poursuivait. Bientôt ils seraient dans la forêt proprement dite, où il était connu que des gobelins, des orcs et même des trolls résidaient. Les voyageurs empruntaient des routes plus sûres habituellement, préférant un voyage plus long plutôt que de finir comme le prochain repas d’un troll ; mais l’ost de guerre était prêt à faire face à tout ce qui leur barrerait la route.
Brim chevauchait à côté de son frère, tout près de la tête de la colonne ; il ne ressentait pas la pluie qui s’abattait sur l’armure recouvrant ses épaules. Athuen vit son expression inquiète dans la lueur des lampes accrochées aux lances des soldats devant eux, et il se rapprocha de lui.
« A te regarder, on pourrait penser que tu n’avais jamais agi dans le dos de père avant. »
« Ce n’est pas mon rôle d’agir dans son dos, Ath. Je suis son premier né. Obéir à ses ordres est mon devoir, ainsi que de faire comme il l’entend, et de le représenter si nécessaire. Un jour je prendrai sa place, mais avant cela il me faut prouver que j’en suis digne. »
« Je ne voudrais pas dire des banalités mais peut-être qu’agir dans son dos pour suivre une voie en laquelle tu crois est déjà une preuve suffisante. »
Brim y réfléchit, tentant de trouver du réconfort dans les mots de son frère, mais ses actions lui restaient en travers de la gorge. Cela avait semblé être la bonne chose à faire dans le calme de la nuit, mais maintenant qu’il était sur la route sans rien pouvoir faire d’autre que réfléchir à ses actes, il se retrouvait à reconsidérer sa décision.
Plus bas dans la colonne, alors que la route virait vers le nord du lac et que la forêt commençait à occuper tout l’espace de droite comme de gauche, Morrig fit avancer son cheval à côté d’Azad. Il montait un poney, et elle pensa qu’il chevauchait étonnamment bien pour un membre d’un peuple connu pour tout sauf ses cavaliers. Le nain avait une allure autrement plus majestueuse avec son heaume incrusté de bijoux et sa cape que dans sa tenue de voyageur. Il la regarda avec un sourire en coin, attendant qu’elle parle en premier.
« Maître Ironson, je… » elle lutta pour trouver les mots justes, « Je suis navrée d’avoir fait preuve d’un tel manque de respect lors de votre arrivée à Ithris, je n’avais aucun droit d’agir ainsi. »
Azad se tourna de façon à lui faire face, un léger sourire visible à travers sa barbe : « Continuez. »
L’expression de Morrig s’assombrit légèrement, mais elle continua. « C’était mal de ma part de vous parler avec mépris. Vous ne pouviez en aucun cas savoir que j’étais une princesse de la maison Cerillion. » Elle remarqua son sourcil levé et se hâta de poursuivre : « Et plus important encore, qu’importe mon rang ou ma place, c’était un manquement total de ma part de parler à un invité des elfes de pareille manière. »
Le bruit des pas, et la pluie martelant les armures des lanciers de Laril devant eux furent les seuls sons audibles pendant un moment. Puis Azad partit brièvement dans un grand rire qui fit hennir son poney d’une façon désapprobatrice. « Vous êtes plutôt charmante, quand vous le voulez bien, n’est-ce pas ? »
Elle rougit et il balaya sa réponse d’un revers de main. « Silence, ma fille. Je vous ai pardonnée quand nous avons pris place en compagnie de votre père, et je suis bien trop vieux pour me répéter. Laissons cela derrière nous, hmm ? » Il lui tendit la main, un sourire chaleureux sur les lèvres. Elle la serra avec reconnaissance.
« Maintenant, » fit-il remarquer, « il faudrait juste que cette foutue pluie s’arrête. »
***
Le ciel mit plusieurs heures à s’éclaircir, et la lune était déjà en train de quitter le ciel quand ils arrivèrent dans une clairière dans la forêt. Les arbres s’écartaient sur la gauche du chemin et plusieurs cercles noircis sur le sol indiquaient qu’il s’agissait d’une zone fréquemment utilisée comme lieu de repos par les voyageurs fatigués. Les deux frères, sans parler de la Garde Marine, n’avaient pu se reposer que quelques heures depuis leur dur retour de Kael, et puiser plus avant dans leurs forces aurait été courir le risque de les épuiser. La Garde Nocturne d’Atharond installa trois feux de camps et en peu de temps les elfes furent éparpillés parmi les feuilles mortes, reposant leurs pieds en écoutant le craquement du bois en train de brûler.
Brim marcha parmi eux, se penchant pour parler aux capitaines et discuter des ordres de marche du lendemain. Athuen laissa son frère se charger de cela, prenant pour siège une vieille souche d’arbre à côté d’Azad.
« Dites-moi, maître Ironson, avez-vous déjà eu des problèmes en traversant la forêt ? »
« Ho, j’en ai eu ma part mon garçon. »
« Je suis surpris que vous voyagiez seul. Les ambassadeurs n’ont-ils pas de gardes du corps habituellement ? Des orcs et d’autres viles créatures rôdent dans ces lieux. »
Azad sourit, passant la main sur son ventre. « J’ai peut-être l’air d’un vieux diplomate bedonnant mais n’ayez pas l’air aussi surpris. Dans ma jeunesse j’aurais pu m’occuper de vous et deux autres membres de votre race sans verser une goutte de sueur. Les orcs ne m’effraient pas : pas ceux qui rôdent dans la forêt en tous cas. Comme vous le savez, mon garçon, ils voyagent en petits groupes, à la recherche d’imprudents. Mais élimine le plus grand d’entre eux et ils s’éparpillent bien assez vite. »
***
Peu profondément avancée au sein de la clairière, Morrig essayait de dormir, mais elle ne pouvait faire taire son esprit. Moins d’une journée auparavant elle se demandait quand ses frères allaient rentrer ; à présent elle était sur la route avec eux. Cette marche avait été une sale affaire, à des lieux de l’excitation qu’elle s’était imaginée, mais elle réalisait que c’était probablement un vestige des histoires de sa jeunesse, quand leur père les régalait d’histoires de batailles. Il avait été tellement différent de ce qu’il était à présent, plus comme Athuen que comme Brim. Qu’est-ce qui avait changé ? Elle supposait que la pression de devoir administrer Ithris avait rendu son comportement aigri. Ou avait-il toujours été ainsi, jouant un rôle pour eux lorsqu’ils avaient été enfants ?
Elle s’assit, décidant que le sommeil ne viendrait pas pour elle ce soir. Après un moment elle décida d’essayer de lire le livre que lui avait donné Faelan. Si rien d’autre n’y parvenait, peut-être ce vieux livre poussiéreux l’endormirait-il. Elle s’étira, se leva, et se rendit vers le lieu où les chevaux étaient attachés, retrouvant le livre dans sa sacoche de selle. Il y avait un espace près de l’un des feux de camp vers la Garde Nocturne, et elle y prit place. L’herbe était chaude et sèche, et les braises lui fournissaient juste assez de lumière pour lire.
La couverture révélait un titre dans des caractères archaïques : "L’Héritage des Cerillion". Morrig se demanda pourquoi elle n’avait jamais entendu parler de ce livre auparavant. Elle feuilleta quelques pages, lisant le texte en diagonal. C’était écrit dans un elfique banal, les pages enluminées illustrées de petits portraits des Cerillion notables. Cela semblait n’être guère plus qu’un recueil de l’histoire de cette famille.
Morrig cacha un bâillement derrière sa main. A n’en pas douter, ce livre était assez rasoir pour endormir l’armée présente au grand complet si elle lisait d’une voix assez forte. Elle se demanda pourquoi Faelan le lui avait donné ; vu la façon dont elle en avait parlé, il était la clef d’un quelconque grand mystère.
Elle cessa de le parcourir. Son œil s’était arrêté sur quelque chose : un nom. Elle tourna les pages en sens inverse à sa recherche. Lorsqu’elle trouva la bonne page, elle put à peine croire ce qu’elle vit. Elle était sur le point de se lever et de se précipiter vers Athuen afin de tout lui dire quand il y eut soudain un cri parmi les sentinelles.
Elle leva la tête alors qu’un étrange bruit sifflant se faisait entendre. Quelque chose passa tout près de son visage et se planta dans le sol derrière elle. C’était une flèche.
Morrig se vouta derrière un arbre abattu, le livre oublié, alors que des voix d’elfes appelaient leurs frères de race aux armes. Une autre flèche se planta dans l’écorce et elle poussa un cri alarmé. Elle vit Vareth, de quatre ans plus jeune qu’elle et membre de la Garde Nocturne depuis seulement deux lunes, s’effondrer alors que l’un des traits empennés de noir s’enfonçait dans sa gorge. Le reste de son unité se rallia, s’emparant de leurs arcs et répondant aux tirs en décochant leurs traits dans les arbres ; malgré tout, les feux de camps les transformaient en cibles idéales tandis que les ténèbres des bois dissimulaient leurs ennemis.
Athuen se retrouva soudainement auprès d’elle, Azad accroupi à côté de lui. Le nain agrippait son bâton à deux mains, et pour la première fois elle vit que son insigne de fonction – avec sa lourde tête de chêne et sa moitié recouverte de bandes de métal – pouvait également être utilisé comme une arme. Son frère posa une main sur son épaule.
« Tu n’es pas blessée ? » Elle secoua la tête, « Il faut que nous… »
Il s’arrêta net, et ses deux compagnons le regardèrent d’un air médusé alors qu’un cruel trait de bois semblait comme émerger de sa poitrine. Ses yeux s’élargirent et il regarda fixement sa sœur, sa bouche s’ouvrant et se fermant à cause du choc. Avant qu’ils ne puissent réagir un rugissement s’éleva et une paire d’orcs surgit depuis la frondaison des arbres derrière eux.
Morrig se tenait debout, se retournant pour faire face à ce qui avait été un campement serein une seconde auparavant. A l’autre bout de la clairière, Brim chargeait trois brutes d’un seul coup. Autour de lui, l’Ost de Laril amenait ses lances au contact des orcs qui semblaient émerger d’entre les arbres tels une nuée sans fin. La Garde Marine de Loreth et La Grêle de Flèches retenaient les assaillants, tirant avec tant de vitesse et de précision que pas un seul orc ne parvenait à passer par l’entrée sud de la clairière. Tout semblait se dérouler ailleurs ; elle ne pouvait enregistrer que cela était en train de lui arriver à elle. Il y avait une étrange lueur dans les arbres, une lumière argentée, qui…Elle fut secouée et tirée de sa rêverie par Azad qui la saisit par le bras et la poussa sur le côté. Une hache orc traversa l’air, à l’endroit même où elle s'était trouvée l’instant d’avant. Le nain fit tourner son bâton au-dessus de sa tête, abattant violemment sa partie supérieure vers le bas. Vu le son que cela produisit, et la soudaine expression de douleur sur le visage de l’assaillant, Morrig supposa que la brute avait eu l’avant-bras brisé. Le second orc frappa en direction de l’épaule non-protégée d’Azad, mais celui-ci se tourna et para avant de retourner son bâton d’une chiquenaude pour le balancer vers le bas et l’abattre sur le genou du premier attaquant. Il tourna son visage vers elle pendant quelques instants avant de charger l’orc qui était toujours debout.
« Allez ma fille ! Tirez-vous de là ! »
Revenant à elle, elle se mit en quête d’une arme. Athuen était affalé là où il s’était effondré, son épée juste à côté de lui. Elle se pencha pour la ramasser, puis la plongea maladroitement à travers le cœur de l’orc qui s’était effondré ; le poids de l’arme n’avait pas été étudié pour une princesse. Elle libéra la lame dans un grand effort, puis courut rejoindre Azad.
Bien que l’âge du nain n’ait pas diminué ses capacités de combat, il était clair que son endurance n’était plus ce qu’elle avait jadis été. Des années de bonne chère et de lits douillets avaient prélevé leur tribu sur ses forces, et ses mouvements devenaient plus mous. L’orc pouvait le voir, et il était impossible de se méprendre sur son expression de joie cruelle. Les coups pleuvaient les uns après les autres sur la défense d’Azad, sans aucun effort pour outrepasser sa garde. L’effort que cela prenait au nain pour maintenir sa position de défense était visible sur son visage. Morrig bondit sur l’orc, l’épée d’Athuen renvoyant la lumière des feux, mais le coup fut stoppé à la dernière seconde, et la bête lui lança un regard de dérision et l’envoya valser en arrière d’un coup de bouclier. Le vent souffla autour d’elle alors qu'elle était balancée de côté. L’épée lui échappa des mains. Elle regarda le campement et vit que les orcs étaient parvenus à passer, finalement ; la Grêle de Flèches était en train de se faire massacrer, et la Garde Marine se battait de toutes ses forces pour les protéger. Elle ne parvenait pas à voir Brim. Il y eut un cri étranglé sur sa gauche, et elle leva les yeux pour voir Azad se tenant une épaule maculée de sang alors que l’orc levait sa hache pour porter un coup mortel…
… et s’arrêter. Le silence régnait.
Morrig se remit debout sur ses pieds, regardant autour d’elle. Rien ne bougeait. Même le feu de camp était comme gelé sur place, comme s’il s’agissait d’une toile peinte par un artiste. Soudainement, il apparut comme trop évident que leurs chances étaient terriblement minces. Ils étaient dépassés. Il y avait Brim ; elle pouvait le voir clairement à présent. Une bête massive le menaçait. Elle n’avait jamais vu de troll, mais le reconnu d’après les descriptions qu’elle avait entendu dans les contes. Une massue démesurée était dans sa main dressée, rien de plus qu’un rocher lié à une grosse branche. Cela aurait presque pu avoir l’air comique si elle n’avait pas été aussi mortellement dangereuse. Le bouclier de Brim était levé pour parer le coup, mais il ne parviendrait jamais à tenir face à une force pareille. La lumière argentée qui se trouvait dans les arbres semblait à présent tout entourer, et devenait de plus en plus intense. Elle se retourna et vit son frère, le doux Athuen, qui avait été son meilleur ami depuis qu’elle était enfant. L’agencement de ses jambes qui n’avait rien de naturel lui fit monter une boule dans la gorge. La lumière argentée gagna en intensité, au point de commencer à être douloureuse à regarder. Elle pouvait sentir une douleur grandissante dans son estomac, au cœur même de son être. Elle prit une profonde inspiration et ferma les yeux.
La lumière grandit, devenant plus que de la lumière ; c’était un feu d’une ardente blancheur, rugissant de pouvoir. Elle pouvait le sentir jaillir partout autour d’elle, en elle, absolument partout. Fermer les yeux ne fit pas s’interrompre la scène qui se déroulait devant elle ; les elfes gisant au sol, le corps ravagé, (l’épaisse flèche noire dépassant de la poitrine d’Athuen), la lumière brûlait tout le chemin jusqu’à ses paupières. Elle n’avait aucun moyen de la contenir à l’intérieur. Elle ouvrit les yeux et jeta sa tête en arrière en hurlant sa rage aux cieux. Elle sentit la conflagration exploser à l’extérieur, s’échapper d’elle comme les ténèbres devant le soleil levant, puis la noirceur l’envahit, et elle ne sentit plus rien.