Le vieil homme tapotait le récipient avec des gestes précis et délicats, affichant un petit sourire sobre mais exprimant une satisfaction certaine. Il semblait voir ce qu’il faisait à la perfection, et pourtant ses yeux de vieillard étaient si plissés qu’on eut volontiers dit qu’ils étaient clos. De la fiole de verre grossier venait une fumée au parfum capiteux qui donnait vaguement la nausée. Lorsqu’il y ajouta la poudre contenue dans une coupelle située sur son plan de travail, la fumée diminua progressivement jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus du tout. La porte de la maison de pierre largement ouverte laissait entrer un courant d’air glacé qui permettait au lieu de ne pas se changer en putride fumoir.
Ce n’était pas la raison pour laquelle il laissait la porte ouverte.
Au-dehors, il pleuvait à verse, mais l’eau ne parvenait à dépasser l’embrasure que d’un mètre à peine. Cela ne le gênait pas. Peu de choses le gênaient. Dans la cheminée étonnamment fonctionnelle de la masure presque en ruines brûlait une flambée bienvenue dont la chaleur et la lumière étaient source de réconfort. Au-dessus, dans une marmite fumante, un plat mijotait doucement et son odeur épicée était une promesse d’énergie retrouvée et de repas délectable.
Le crépitement des flammes avait quelque chose de rassurant.
Sur les murs creusés à même la roche du piton poussaient diverses espèces de mousses barbues, de lichens verdâtres, de plantes grimpantes semblables à celles que l’on faisait pousser dans les jardins d’agrément des maisons aisées, et plus étonnant, un peu de vigne sauvage dont la présence était impossible. Trop peu de lumière parvenait jusqu’ici, pourtant elle était bien là.
Reposant la fiole, le vieil homme étira les muscles de son dos jusqu’à ce qu’il entende un craquement satisfaisant. Il poussa un soupir soulagé puis vint s’assoir dans les débris d’un fauteuil qui avait sans-doute été une luxueuse pièce d’artisanat jadis. Il regarda la marmite et attendit avec patience, anticipant le repas tant attendu après ses heures de travail. La poudre n’était pas au point. Elle le serait.
Elle. Le. Serait.
Sans réellement s’en rendre compte, il commença doucement à somnoler. Il fallait qu’une partie de son esprit reste consciente même vaguement, pour qu’il se tire de sa torpeur à temps. Il n’avait pas envie de manger un plat trop cuit comme la dernière fois.
Il voulut se saisir d’un des tomes usés de sa maigre bibliothèque mais changea d’avis rapidement. Il n’avait pas envie de lire. Il n’avait pas envie de se lever de ce vieux fauteuil si parfaitement fait pour son corps déclinant. Somnoler était agréable, après tout. C’était agréable. Agréable...
Il n’entendit pas l’intrus avant que le seuil de sa maison ne fut franchi. Il avait laissé la porte volontairement ouverte…
***
l'intrus empestait un mélange subtil d’huile de lin, d’eau de pluie, de sueur et de cuir usé. Ses bottes boueuses laissaient des traces terriblement visibles sur le sol impeccable de la masure creusée dans la roche et dont les murs qui servaient uniquement à donner une configuration plus agréable au lieu étaient effondrés.
Son visage partiellement en sang renvoyait une lueur furieuse donnant l’illusion que ses yeux étaient rouges sang quand ils renvoyaient la lueur des flammes de la cheminée. Il avait une épée bâtarde dans la main droite. Une dague acérée dans la gauche.
Il s’approchait à pas de loups, soufflant bruyamment comme après un effort harassant. Ses doigts tremblaient, et menaçaient de laisser tomber une de ses lames.
Il s’arrêta quand il fut à deux mètres du vieillard, et son regard haineux chargé de mépris révéla qu’il était également teinté de méfiance. Le vieil homme avait tourné la tête et lui souriait ; ses yeux étaient deux abîmes de noirceur dans lesquels on ne pouvait distinguer nulle pupille, nul iris. Rien que les ténèbres les plus absolues.
- Je t’attendais plus tôt, Arcadius.
***
Il s’était levé dans un mouvement souple que son âge n’aurait pas laissé supposer comme possible. De sa bouche désormais étirée au-delà de tout aspect naturel sortait une langue qui descendait jusqu’au milieu de ton torse. De ses deux globes de ténèbres qui lui servaient d’yeux il fixait le basiléen avec un air satisfait éveillant en lui jusqu'au plus petit atome de méfiance et de rejet. L’homme du Sud semblait vouloir se jeter sur lui et l’écharper de ses lames tenues avec une fébrile impatience.
- Allons, allons mon garçon, pose donc cela, veux-tu ? Tu n’as rien à craindre en ce lieu.
- C’est un mensonge particulièrement grossier, démon… répliqua le guerrier sans quitter un instant le vieil homme des yeux.
- Deux erreurs dans une phrase aussi courte ?! Damnation… J’avais oublié comme ton peuple pouvait être obtus. Mais non, revenons aux fondamentaux jeune ignorant, je ne suis ni un démon ni un menteur. Enfin… pas dans le cas présent. Je ne te veux aucun mal. J’ai même préparé de quoi t’accueillir. Ma porte ne t’était-elle pas ouverte ?
- Le gardien en bas contredit ton affirmation, monstre.
- Haaa ! Voilà un mot plus approprié, dit le vieil homme d’un ton satisfait. « Monstre »… J’aime le son de ce mot dans ta bouche. Il recèle un je ne sais quoi de… D’effrayé ? Non ; ce n’est pas ton genre. Disons une forme de réserve qui me plait. Quant à mon petit majordome, il n’a fait que tenter de mettre les talents dont je l’ai doté en pratique. Et si tu n’avais pas été capable de le battre tu n’aurais franchement pas eu ta place ici, tu ne crois pas ?
Arcadius ne répondit pas. Le « petit » gardien qu’il avait trouvé sur son chemin vers le piton rocheux isolé au milieu du lac était un grotesque amas de chairs agglomérées et fondues ensembles dans un résultat informe donnant la nausée. Munie de tentacules dérobés à des animaux d’essence bien plus noble, la chose l’avait attaqué lorsqu’il avait trouvé l’escalier de pierre taillé à même la roche. Architecture nanesque, à n’en pas douter.
- J’ai senti la mort de mon laquais pendant que je préparais le repas. Je gage que tu ne voudras pas te joindre à moi. Mais avant l’inévitable et assommant affrontement lors duquel tu vas jurer sur tes dieux que tu vas m’occire ou que-sais-je encore, puis-je savoir qui est ton commanditaire ? J’aimerais savoir qui a été assez indiscret pour que l’on me trouve. Cela mérite des… dispositions de ma part.
- Je ne suis pas venu te tuer.
Le monstre avait levé un sourcil étonné, ce qui lui conférait un air grotesque avec ses yeux qui semblaient absorber la plus petite étincelle de lumière. Grotesque, oui, mais pas le genre qui donnait envie de rire.
- Si tu viens me dire que tu es là pour mes services, tu insultes gravement mon intelligence,
mortel. Je tolère bien des choses, mais ce qui se rapporte à mon intellect me vexe assez vite. Permets-moi de te conseiller de choisir tes prochaines paroles avec précaution.
- Si j’avais voulu attenter à ta vie je n’aurais jamais engagé le dialogue en premier lieu et j’aurais commencé par jeter une flasque d’huile sacrée à ta face pendant que tu faisais semblant de dormir. Tu te targue de ton intelligence : n’insulte pas la mienne en me prenant pour un assassin de pacotille.
Au cœur de la maison de pierre, les ténèbres avaient commencé à se répandre comme de la fumée l’aurait fait. Le feu dans la cheminée et les quelques bougies sur la table peinaient atrocement pour ne pas cesser d’émettre leurs lueurs orangées, semblant comme encerclée par une aura qui les dévorait.
- Et tu espères me faire croire, répondit le vieillard avec une voix soudainement devenue lourde et grave comme celle d’un moloch abyssal, que tu viens chez moi l’arme à la main en franchissant mon seuil sans te faire annoncer, sans avoir d’intention belliqueuse ? Je commence à être plus agacé qu’amusé, humain. Cela n’est jamais bon signe quand…
- J’ai besoin de ton élixir du Trident Pourpre.
Il y eut comme un grincement, un son semblable à la quille d’un bateau se tordant dans la tempête et menaçant de rompre. Les ténèbres bougèrent, se tordirent, puis finalement refluèrent. L’ambiance faussement chaleureuse de la maison était à nouveau présente ; et le monstre avait l’air authentiquement étonné.
- Tu m’intéresse
vraiment, à présent, mortel. Devisons, si tu le veux bien.
***
Ils étaient nombreux dans le grand hall.
Les sols faits dans le marbre le plus pur formaient des motifs complexes se perdant dans des mosaïques représentant les plus hauts faits de l’histoire miliaire de l’Hégémonie. Circulaire, la pièce était ornementée de statues des plus grands héros ayant vécu depuis l’ère de la Guerre des Dieux. Au centre de la pièce, une immense table gravée représentait le continent de Mantica dans son ensemble avec une richesse et un sens du détail forçant l’admiration. C’était une carte modulable pouvant servir à un usage militaire sans la moindre défaillance, et pourtant la pièce d’artisanat était ici présentée en œuvre d’art absolue, ses pieds richement décorés figurant des pattes de panthères de Gur. Ses bordures étaient gravées d’entrelacs faits de dix-sept phénix volants et de dragons dominés par des cavaliers munis d’armures lourdes et superbes.
Les idéaux de l’Hégémonie, ses plus grandes figures… Toutes réunies ici, sur une simple table.
- Va-t-il nous faire attendre encore longtemps ?! pesta Urielle en secouant sa longue chevelure blonde renvoyant la radiance des lustres cristallins. Comme si cette convocation ne tombait pas assez mal !
- Mesure tes paroles, sœur… dit posément le paladin assis dans un coin proche de la porte donnant sur le palais intérieur. L’Hégémon est l’élu des Lumineux, leur porte-parole. Ce n’est pas à toi qu’il appartient de contester ses décisions.
- Je ne conteste rien à sa Sainteté, cracha la guerrière de la sororité guerrière. C’est Iosk qui nous a fait revenir de notre périple. Ce maudit Haut-Prêtre n’a jamais approuvé l’envoi de notre patrouille dans les terres elfiques. Ce nouvel ordre de mission « prioritaire » tombe à point nommé pour nous empêcher de partir, tu ne crois pas ?
- Je ne suis pas encore un « Haut », sœur. Il ne m’appartient pas de juger.
- Ta discipline t’honore, répondit la guerrière sans ironie. Je n’arrive pas à rester calme ; mon sang-froid n’a de cesse de me faire défaut.
- T’en rendre compte est une première étape sur le chemin que les dieux tracent pour toi, répondit le guerrier sacré avec bienveillance. Mais ce n’est pas en pestant que tu feras aller les choses plus vite.
La sœur-combattante ne répondit pas, parce qu’il n’y avait rien à répondre. Thésialtès avait raison. Il avait toujours raison ; c'était ce qui rendait le paladin aussi agaçant.
Les autres personnes présentes étaient toutes bien plus discrètes qu’elle, et elle s’en sentit soudainement honteuse. Hommes d’armes, sous-officiers, et guerrières issues d’ordres semblables au sien… Mais ce n’était pas tout.
On ne pouvait que remarquer la présence des mercenaires venus des mille et une contrées humaines bordant l’Hégémonie, ainsi que la patrouille naine incomplète dont les membres attendaient pour la plupart à l’extérieur, fumant une herbe à pipe dont la jeune femme trouvait l’odeur infâme. Elle s’était attendue à ce que ceux du peuple « court sur pattes » se comportent en rustres aux manières bourrues et chacun d’eux lui avait donné tort. Les nains présents avaient démontré par leurs manières que leur art de la forge, leur endurance inégalée au combat et leur camaraderie teintée de truculence n’empêchaient en rien qu’on doive les considérer comme un peuple profondément raffiné.
Pour la centième fois elle observa le patrouilleur de la bande et se mordit la lèvre de frustration. Il était discret au point que cela lui semblait surnaturel. Posé ainsi sur l’un des bancs, semblant prêt à attendre pour l’éternité si cela s’avérait nécessaire, il aurait pu se confondre avec l’une des statues présente, n’eut été les couleurs vertes et marrons de sa tenue trahissant le fait qu’il avait l’habitude d’évoluer dans les bois.
- Il n’est pas meilleur que moi, marmonna-t-elle en se forçant à regarder ailleurs. Je suis la meilleure éclaireuse de mon temple. Il n’est
pas meilleur que moi.
- Péché d’orgueil, l’admonesta Thésialtès, et d’une main gantée de cuir, il la gifla sans y mettre de force.
Le geste avait été discret et bref. Il avait fait cela pour la rappeler à l’ordre, lui rappeler sa discipline et ses devoirs. Il y avait eu de la sévérité dans le geste, mais pas le moindre soupçon d’injustice.
- Merci, dit-elle simplement.
Et elle était sincère.
Quand les portes s’ouvrirent enfin, deux ogres gardes du palais revêtus des plus incroyables armures que l’Hégémonie pouvait produire se présentèrent. Ils étaient magnifiques, dans ces ouvrages de métal à la solidité et à l’apparence exceptionnelles. Quelques nains ne purent s’empêcher de pousser un sifflement admiratif partiellement teinté de condescendance. Ces armures étaient probablement l’œuvre de membres de leur propre peuple travaillant pour l’hégémonie. L’admiration feinte n’était là que pour renvoyer au savoir-faire nanesque dont ils étaient légitimement si fiers. Leur chef de bande ne les en admonesta pas moins. Ils avaient su rester discrets jusqu’à maintenant ; il ne tenait pas à les voir se comporter d’une façon déshonorante auprès d’un peuple aussi arrogant que les basiléens.
Le haut-Prêtre qui franchit les portes avançait d’un pas décidé, sa démarche trahissant un passé fait de cavalcades et de champs de bataille. Une large cicatrice barrait son visage, et ses cheveux coupés courts ainsi que sa barbe soignée lui donnaient un air de guerrier devenu patricien. C’était un animal politique, cela se voyait à des kilomètres, songea Urielle en détaillant le religieux. Elle le détestait. Elle n’en mit pas moins au sol un de ses genoux, comme tous ses compatriotes dans la pièce.
Les membres des autres contrées se contentèrent de s’incliner poliment. Il balaya l'endroit de son regard sévère, puis s’avança au milieu de la pièce.
- Commençons, dit-il sans saluer personne.
***
La vue était superbe depuis le sommet du beffroi. On pouvait tout observer avec une déconcertante facilité.
D’ici, commettre un assassinat aurait été facile au point que cela en était ridicule. Mais il n’était pas là pour ça.
La petite réunion était sans-doute en train de s’achever, il en était certain. La suite de la mission allait enfin pouvoir débuter. Enfin… Enfin !
Quand les portes s’ouvrirent il ne put s’empêcher de se pencher en avant, au risque de trahir sa présence, et il se le reprocha vertement. Ses maîtres l’auraient durement châtié pour une imprudence aussi basique. Il pesta et se contenta de plisser les yeux afin de mieux voir ceux qu’il devait observer. Le signe distinctif qu’il devait repérer était très simple : ceux qui avaient été choisis recevraient sans le moindre doute un insigne. Une petite marque de métal qui leur permettrait de faire valoir l’autorité de l’Hégémon en personne s’ils devaient rencontrer des basiléens récalcitrants durant la mission qui leur avait été confiée.
Alors… Laquelle de ces petites bandes avait-elle donc été choisie ?
Il devinait qu’il y avait sans-doute eu d’âpres négociations, des heures et des heures à faire valoir que telle ou telle organisation était la plus qualifiée pour retrouver le criminel. Pour que Basiléa ne se donne pas la peine de garder cette affaire strictement privée et emploie des mercenaires, se dit-il, c’est qu’ils devaient vraiment être déterminés. C’était cela qui avait éveillé son intérêt. C’était cela qui allait le mener vers sa prochaine proie.
Soudain, un reflet métallique attira son attention. Le sceau de l’Hégémon ! Planté dans le gant de cuir du chef nain. C’était donc eux qu’il devait suivre !
Un autre reflet attira son attention, et un hoquet étonné sortit de sa gorge quand il vit un paladin de l’ordre de Kladaren arborer le même insigne.
Pris d’un instinct soudain, il observa en détail de sa vue surnaturelle tous les protagonistes qui quittaient l’édifice. Il trouva un troisième homme qui portait l’insigne, puis un quatrième.
Il songea à un stratagème pour brouiller les pistes, puis il finit par comprendre.
Il éclata alors d’un rire triomphant où le plaisir était aussi présent que la promesse de carnage.
Quatre ! Ils avaient décidé d’employer les quatre bandes pour retrouver le fugitif. Cela allait coûter une véritable fortune, et malgré tout la réunion n’avait même pas duré une journée ! Cela indiquait que les autorités basiléennes n’avaient pas hésité longtemps ni regardé à la dépense.
- Je ne sais pas ce que tu leur as fait, dit l’assassin à voix haute, mais tu les as sacrément énervés !
Merci à vous si vous êtes arrivés jusqu'ici. Je dois encore opérer des relectures à tête reposée mais j'avais envie de vous partager le texte à chaud, soyez indulgents si vous repérez des répétitions ou des erreurs s'il vous plait, il est très très tard au moment où j'écris ces lignes et oui, je sais que je suis un incorrigible insomniaque ^^ A très vite et comme d'habitude vos retours quels qu'ils soient sont toujours bienvenus ^^
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